Son père le destinait à une brillante carrière de diplomate. Mais à l’adolescence, Erri rompt les amarres. Il quitte le lycée et s’engage intensément dans le combat politique d’extrême gauche. Il milite avec ferveur pour les déshérités, le tiers-monde. Il devient ouvrier, au plus bas de l’échelle et fait ainsi un long séjour en France où il travaille dans les sous-sols. Il rejoint des ONG en Afrique, où il sera très malademaladie ; il ira en Bosnie au moment de la guerreguerre où il sera conducteur de camions. Puis il revient finalement en banlieue de Rome et mène une vie de maçon, de tailleur de pierres.
Mais sa vie laborieuse et solitaire se double de deux activités essentielles : la lecture de la Bible et l’écriture. Il a rencontré la Bible, par hasard, en 1983 (il a 33 ans). Pendant une heure tous les matins, il s’adonne à sa lecture dans le texte original, en hébreu, langue qu’il a apprise par lui-même : il se lève à 5 heures pour le traduire. Pourtant, il se dit incroyant… Et, le soir, quand il rentre du travail, il s’adonne à l’écriture de textes personnels : des textes poétiques, des romans, des articles. Il écrit des livres sobres, intenses, où la parole est distillée – de vraies épures.
Une fois, un jour, si l’on reprend le titre initialement retenu dans la traduction, est son premier livre.
Parler est, pour lui, une aventure très risquée, un exercice de funambule : « Parler, c’est parcourir un fil. Écrire c’est au contraire le posséder, le démêler »12.
Écrire, c’est se rendre maître des mots, même s’il y a, dans l’écriture, à partir du moment où celle-ci est divulguée, dit-il, une sorte de mensongemensonge. Quand on sort de ce temps de miracle où l’on recrée le monde par la magie de l’écriture, l’illusion tombe.
Les mots sont, pour lui, une préoccupation permanente. Atteignant difficilement le statut de médiateurs, les mots restent longtemps à l’état d’objets. Comme il le faisait, enfant, de ses jouets, il faut en quelque sorte qu’il les casse, pour leur faire rendre l’âme ; plus exactement, pour découvrir leur âme. Déjà il a changé son prénom, Harry, hérité d’une parente américaine, en Erri, de consonance italienne, par conviction politique anti-américaniste. Le titre de son premier livre, il le change en son inverse : le titre retenu d’abord en français, Une fois, un jour, fut à l’origine, en italien, Non ora, non qui, c’est-à-dire plutôt son contraire : « Pas ici, pas maintenant » ! Il est d’ailleurs revenu ultérieurement à ce titre, comme si inverser les mots était une façon de poser un autre regard sur le temps ou de montrer leur insuffisance à cerner la pensée.
« Même si les mots, de par leur nature secourable, donnent de la lumière, ils font en réalité de l’ombre, ils sont des signes obscursobscurité tracés contre l’immensité d’une enfance quelle qu’elle soit »13, écrit-il. Il est vrai que les mots sont en quelque sorte réducteurs ; ils ciblent, dans l’immensité du ressenti, du vécu, du perçu, quelques points qui permettent d’éclairer le monde, de le penser, d’échanger, mais ils ne peuvent rendre compte de l’infinité et de la complexité qui nous entoure. Ils sont décevants, appauvrissants.
Il semble qu’Erri soit toujours à la recherche de l’âme des mots. Il apprend par lui-même de nombreuses langues, en particulier il s’attelle au yiddish et à l’hébreu comme langues primordiales. Nous avons rappelé que, tous les matins, avant de partir au travail, il traduit pendant une heure un texte biblique dont la pensée l’accompagne toute la journée. Le travail répétitif, intellectuellement vide, de tailleur de pierres lui permet de vivre, imaginairement, dans le monde de ces mots hébreux qu’il burine en même temps qu’il casse les pierres ; il publiera d’ailleurs plusieurs traductions originales. Ainsi en est-il de l’EcclésiasteBible (Qohélet), où la traduction courante du terme hevel par « vanité » (« vanité des vanités, tout est vanité ») lui procure une insatisfaction telle qu’il lui cherche intensément une traduction plus adéquate. Il découvre néanmoins que ce mot signifie aussi « buée, évanescence, gaspillage ». Sa vie n’est-elle pas « buée », comme le fut celle d’Abel, le frère de Caïn, Abel dont le nom est proche phonétiquement de hevel ? Une vie éclatée, gaspillée, comme la sienne ! Lui-même se vit, comme on l’a vu, tel un « échoécho dilapidé »…
Cherchant sans cesse à buriner le sens des mots, il dit de cette préoccupation : « c’était une marotte de bègue : être attentif au sens des mots, ne parvenant pas en respecter la lettre »14. Les mots sont des signes obscurs qui masquent la réalité des choses et des êtres. Les mots ne remplacent ni les coups ni les caresses. Les mots n’arrivent pas à établir le lien avec la mère, ils le détruisent au contraire, ils brisent la complicité qui pourrait exister entre deux êtres. Les mots sont pour lui lourds de risques : une fois prononcés, on ne peut revenir en arrière : « il arrive que les mots contraignent à l’exil, aux prisonprisons ou pire »15. Alors il se tait, les mots meurent sur sa bouche avant même de les avoir émis.
Il reçoit, il entend, il est « comme un entonnoir » pour la parole des autres, leur interlocuteur préféré, car muetmuet. On le gave de mots jusqu’à le détruire. Sa mère, volubile, angoissée, lui raconte tous les malheurs du monde avec vivacité. Ses mots s’imprègnent en lui et il se croit coupableculpabilité, de tout. Il a seulement envie de dire : « Je ne l’ai pas fait exprès »16 ! Son silence d’ailleurs lui vaut d’être souvent accusé à tort et il en tire une jouissance ; c’est comme si on lui attribuait un pouvoir qu’il n’a pas, celui de faire du mal. Sa vraie force est d’être détenteur de la véritévérité, mais il ne la divulgue pas. Sa force est dans le silence.
Le livre introduit un autre personnage important, Filomena dite Filomé, qui entre plus tard à leur service. Quand ils habiteront une maison dans un quartier plus riche de Naples, où il ne se sentira jamais bien d’ailleurs, ils auront une bonne. Celle-ci est sourde. Contrairement à Erri, elle n’entend pas, mais elle parle sans arrêt. Elle aussi est une handicapée du langage, mais d’une autre manière, et une vraie complicité va naître entre eux. Par son silence, il devient le préféré de la bonne. Il a aussi une petite sœur. Il n’en parle quasi pas, mais elle tient sûrement sa place.
Telle est la configuration dans laquelle éclot et se développe le bégaiementbégaiement d’Erri De LucaDe Luca (Erri) : la contrainte du silence, l’emprise d’une mère omniprésente et angoissée, la distance d’un père, la tension intérieure, la culpabilitéculpabilité, en font un être impénétrable à la parole rare, retenue, fragmentéefragmentation. Pour autant, la clef du bégaiement ne nous est jamais donnée, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une thérapiethérapie mais d’une autobiographieautobiographie, forcément subjective.
À l’adolescence, le bégaiementbégaiement quitte peu à peu Erri, mais il est toujours aussi peu disert, quasi mutique. Il écrit qu’à ce moment-là de sa vie, il devient « absent », d’une absenceabsence impénétrable. Il sent le froid le gagner, il est habité par le gel, le gel du corps et le gel des mots. Ces « mots gelés », qui sont des objets aussi encombrants que des pierres, font penser à ceux du Quart Livre de RabelaisRabelais (François), à qui il les a peut-être empruntés. Nicole Fabre, psychanalystepsychanalyse et écrivain, a intitulé un livre sur le bégaiement Des cailloux plein la bouche en allusionallusion à Démosthène, pour parler des mots qui butent sur la paroi de cette bouche muselée par la révolte, la culpabilitéculpabilité, la peurpeur. Le bègue s’absente des mots.
L’adolescence c’est aussi la période des mots d’amour, ceux que l’on susurre à l’oreille de la bien-aimée. Erri ne peut en aucun cas partager le bonheur des camarades de son âge, aller à la rencontre de l’amour. Lui reste en attente devant la grille du jardin – le Jardin d’Éden ? Il s’est marié pourtant, mais sa femme va mourir très jeune, écrit-il17.
« Parler, c’est parcourir un fil »18… Dans ce rôle de funambule, d’équilibriste, il est devenu expert. Enfant, il excellait dans la recherche d’équilibres impossibles comme faire tenir une