Elle parlait très vite et beaucoup. Un déluge de mots étaient prononcés et je m’éloignais en marchant le plus loin possible du courant continu de ses phrases (p. 83).
La langue maternellelangue maternelle semble réinvestir une forme de corporalité « primitive » (p. 109), et impose sa « massivité », son opacité, sa capacité d’obstruction.
C’est pourquoi, au moment de prendre la parole pour « dire la mère », la langue française se trouve frappée d’inanité : le poète ne parvient pas à écrire en français, « constat d’impuissance au début, d’étonnement ensuite »6. Intimement liée à la mère, au plan familial et social, la langue française est dé-naturée, monstrueuse comme l’est la mère contre-nature, paradoxalement en deçà et au-delà de la violenceviolence subie :
[…] je réalise que […] ma langue est pauvre actuellement, pauvre de mon expérience de la vie et que celle-ci n’est pas satisfaite de la férocité et des jolis arrangements verbaux.
Au bout du compte, les mots se télescopent, il en ressort un sens subtil qui me laisse insatisfait, étrangement perdu, car les réalités écrites sont plus lourdes que cela. (p. 13, n. s.)
L’indigence de la langue se lit dans l’emploi récurrent de ce pronom démonstratif et indéfini « cela » (on pense au « ça » du lexique psychanalytiquepsychanalyse) : « j’en aurai bientôt fini avec tout cela », « ne plus avoir même affaire à cela », « maintenant cela doit cesser », « je regrette cela »… et du vocable fourre-tout « chose » : « la chose est impossible autrement », « ressentir les choses », « une atmosphère diablement entachée de ces choses-là », deux mots de la langue française dans lesquels vient se loger la trace visible de l’empêchement à dire7.
Pour Paul de BrancionBrancion (Paul de), écrire est malgré tout une affaire de survie, une façon d’affronter le corps de la mère au plan physique comme au plan symboliquesymbole. Pour se libérer d’un héritage encombrant (« Qui m’a donné la langue en quoi je me débats ? Mor », p. 65), il s’avère « nécessaire de reconstruire avec un nouveau langage, une nouvelle immotivation » (p. 41).
2. Le code-mixing ou l’exmatriation linguistique
Confronté à des empêchements de diverses natures, psychologiquespsychologie et linguistiques, le chantchant élégiaque se refuse pendant des années au poète. C’est paradoxalement au moment où l’écrivain abdique toute volonté propre que le livre commence « à naître, de lui-même », « comme dicté par la polyphonie des langues »1. Paul de BrancionBrancion (Paul de) dit se sentir « presque étrangerétranger à ce processus » : les mots jusque là étranglés arrivent dans la phrase d’abord en danois, puis en anglais, puis en français, et ainsi de suite :
Je ne peux pas vraiment expliquer comment c’est arrivé. Un beau jour c’est venu comme ça, la troisième langue du chantchant des mots. Celle morte au champ d’honneurhonneur. Celle dont on rêve toujours et qu’on ne rencontre jamais. (p. 29)
Ainsi le recueil de soixante proses se présente-t-il selon une alternance entre la version trilingue originale à gauche et la version française à droite :
1 | 1 |
Det er om min Mor. Jeg kan ikke easily talk about her she was so mélangée and so were my feelings for her. […] | Il s’agit de ma Mor. Il m’est malaisé de parler d’elle car elle était tellement mélangée, comme mes sentiments à son propos. […] |
Le texte répond d’abord aux critères de ce que la linguistique américaine nomme le code-switching. Il s’agit au départ d’un phénomène d’hybridation linguistique que l’on trouve en général chez les écrivains diglossiquesdiglossie, par exemple dans la littérature créole, et qui se caractérise par une alternance de propositions autonomes dans une langue, articulées autour d’une charnière syntaxique nette, comme un point final ou une conjonction (par exemple : « Blandet, hun var altid kontradiktorisk. / La félicité de la langue maternellelangue maternelle n’y suffirait pas. », p. 8). Mais la plupart du temps, le poème installe une deuxième forme plus complexe de contact linguistique, le code-mixing, qui consiste à brasser des unités courtes de codes différents à l’intérieur d’une même unité syntaxique, comme dans l’extrait suivant qui réunit les trois langues principales du recueil, auxquelles s’ajoute l’italien :
Faktisk, la chose est impossible autrement, umuligt. How could it be solamente con una sola parole. Mi chiamo Paul. I am the last son of a dead lady. Elle est mortmorte à quatre-vingt-dix ans, stomach disease. (p. 10)
L’anglais, lui aussi, est intimement lié à Mor, la mère, fière de ses origines britanniques et qui faisait pratiquer cette langue à la maison à ses enfants. Elle est donc encore, en grande partie, celle de Mor, « trop » ou « pas assez ». En revanche, le danois est bien une force de rupture ; c’est la langue de l’émancipation, celle du pays dans lequel le poète s’installe à vingt ans, pour fuir la « gangue » (p. 87) familiale mortifère, se marier et fonder sa propre famillefamille. Le danois est la langue de l’exil, mais aussi l’idiome qui permet de s’exiler – donc de s’affranchir – des deux langues maternelles.
Ainsi le maillage des trois langues, ou code-mixing, met-il l’objet du discours, Mor, la mère, à une distance suffisante pour être interpellé et nommé, d’où le titre hybride franco-danois :
Il m’aurait été impossible d’écrire ce livre si j’avais dû l’appeler du nom de « Maman » et non pas « Mor ». Elle est Mor ici, elle est « Mor » de toute éternité. (p. 79)
Je vais te dire ton nom. Je l’ai fait. Je l’ai fait et suis toujours parmi les vivants. (p. 31)
L’apprentissage du danois au début de l’âge adulte constitue en soi une expérience d’expatriation linguistique salvatrice – il faudrait d’ailleurs plutôt dire d’« exmatriation » –qui empêche le jeune homme de sombrer dans la foliefolie. Plus tard, l’emploi du danois dans la création littéraire relativise la langue maternellelangue maternelle, sape son autorité de langue « tutélaire » (de tutelle abusive), en fait une langue comme une autre au milieu des autres langues. Le code-mixing va même jusqu’à transformer le français en langue quasi « étrangèreétranger », en partie délestée de son poids et de son opacité affective.
Et, comme tout écrivain, en même temps qu’il invente « sa » propre langue2, unique et stylistiquement marquée3, Paul de BrancionBrancion (Paul de) conquiert son identitéidentité :
Mi chiamo Paul. (p. 10)
Je suis ces trois façons de parler et peut-être aussi des possibilités musicales qui se retrouvent dans d’autres langues, le groenlandais par exemple et l’italien aussi qui agace avec sa ravageuse beauté. (p. 15)
En effet, l’entrelacement des langues démultiplie les possibilités du langage poétique et favorise l’éclosion des jeux de mots. Que l’on comprenne la langue étrangère ou non, la collision entre les vocables fait jaillir des effets de sens insoupçonnés. Ce phénomène apparaît dès le titre, sur lequel le poète « travaille » tout au long du recueil. La paronomase, ce phonème allitéré (mor, mor), dans Ma Mor est morte, favorise le rapprochement sonore et sémantique de mère, mortmort et meurtremeurtre (mord en danois signifie meurtre), voire avec « more » (en anglais : « plus » ou « plus du tout ») ou « maure » : « Comment est-ce que vous écrivez mort ? Vous écrivez cela mor, mort, more, maure ? » (p. 93). Paul de BrancionBrancion (Paul de) n’est pas dupe du travail de l’inconscient : « Certaines langues ont plus que d’autres cette faculté d’amour qui fait que le jeu de mots, “la façonnance”, la polysémie