La parole empêchée. Группа авторов. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Группа авторов
Издательство: Bookwire
Серия: études litteraires françaises
Жанр произведения: Документальная литература
Год издания: 0
isbn: 9783823300779
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tant dans le texte que dans l’épitexte ; puis, dans un second temps, la solution – le détour – que la parole poétique invente pour parvenir à une re-naissance symboliquesymbole, avant d’aborder, pour finir, le difficile chemin vers la véritévérité que constitue la rédaction de ce recueil de deuildeuil. Car le défi ici n’est pas tant de « rémunérer le défaut des langues », selon l’expression mallarméenneMallarmé (Stéphane), que d’adapter à un objet apparemment indigne – la « cauchemère » (p. 97) – le genre de la plainte élégiaque issue de la traditiontradition avec laquelle ce texte du XXIe siècle partage certaines caractéristiques (la première personne, la dimension autobiographiqueautobiographie, l’évocation du passé, la lamentation). Le recueil publié, soixante proses poétiques numérotées, en trois langues et deux versions en miroir2, se transforme en « élégie de combat »3, c’est-à-dire un chantchant issu d’une lutte contre soi, contre la mère (qui a semé trop de pierres dans le jardin familial) et contre la langue.

      1. Aux sources de l’empêchement

      Au moment d’écrire, le principal frein psychologiquepsychologie à l’avènement de la parole est la peurpeur. La personnalité violenteviolence de la mère, dont l’emprise perdure de l’enfance à l’âge adulte, impose la terreurterreur :

      Elle retournait sa langue entre ses dents quand tout n’était pas exactement comme elle le souhaitait. Si quelque chose clochait, elle attrapait les enfants par les oreilles, son regard devenait d’un bleu métallique, merveilleusement pathologiquepathologie, et elle cognait la tête du malheureux contre le mur en criant : « je te pilerai, je te pilerai ! » C’était assez terrifiant pour le petit garçon que j’étais. Le fils à sa maman chérie ! (p. 59)

      Dans la perception de moi-même je reste très jeune encore. Je me souviens de mes parents comme d’une espèce de puissance éternelle, sorte d’abattoir sans fin qui me tient pour toujours entre ses mains. Ils demeurent cela. Côté obscurobscurité dans la terreurterreur duquel je suis resté et qui exerce encore sur moi sa puissance retenue. (p. 67)

      Dans un texte glaçant, le poète va jusqu’à comparer la mère, « puissante femelle » (p. 7), à un animal privé de la conscience de ses actes :

      Ce qu’elle a fait est effroyable, sans savoir, ce qui rend la chose encore plus insupportable à penser. Parce qu’à ses yeux elle n’a rien fait. Elle ne savait même pas ce qu’elle ne faisait pas, justement car elle était comme un animal, un animal sauvagesauvagerie. « Pourquoi ris-tu, les animaux ne rient pas » me disait mon frère mortmort. Mor, elle, riait comme un animal fauve de soi-même, sans concurrence. J’ai vu des animaux sourire en silence. Je ne sais pas si leurs criscri parfois vont jusqu’au rirerire. (p. 105)

      La terreurterreur va de pair avec l’impuissance. L’horreurhorreur, elle, bloque le passage de la pensée, et place l’impensable en amont de l’ineffableineffable : ainsi aux causes psychologiques du mutismemutisme se chevillent immédiatement des causes littéraires.

      Le texte liminaire désigne la mère comme indescriptibleindescriptible d’une part en raison de son altérité radicale. Comment faire quand la réalité n’a pas d’équivalent dans la langue ? « J’ai voulu écrire […] et les mots m’ont manquémanque car elle m’était étrangère1 dans sa monstruosité même. » (p. 7) ; ce que l’auteur corrige plus loin dans le recueil : « Elle n’était pas un monstre. Elle était monstrueuse et aussi infiniment humaine. Disgracieuse figure d’humanité, elle n’était même plus une Mor » (p. 103). En effet, elle est, d’autre part, un être paradoxal dont la personnalité est insaisissable et par conséquent indicibleindicible :

      Il s’agit de ma Mor. Il m’est malaisé de parler d’elle car elle était tellement mélangée, comme mes sentiments à son propos. Mélangée, elle était en permanence contradictoirecontradiction. (p. 9)

      Était-elle autre chose que cette incertitude qui la rendait si touchante, si émouvante ? Touchante et bordélique Mor. (p. 33)

      La mère, « hénaurme », apparaît surtout comme une entité surnaturelle dont l’excèsexcès est la principale caractéristique, ce qui lui permet d’échapper à la rationalité du discours :

      […] ma Mor était plus qu’assez. Elle était trop, plus que cela, trop pas assez.2 (p. 33)

      Profusion, c’est le mot en français. Excès. Mor avait quelque chose d’excessif que je craignais infiniment. Il était dangereux pour moi d’être en relation avec elle. (p. 83)

      L’exorbitance de la mère impressionne d’abord par sa dimension physique. L’adjectif « massive » la désigne à plusieurs reprises (« massive Mor ») ; elle est un corps qui fait obstacle, elle bouche le passage, elle étouffe son fils, « enserré, encerclé » (p. 109) au sens concret du terme, par « des impressions physiques d’inquiétante proximité de volumes excessifs » (p. 75). Comme les monstresses des films de Fellini (on pense à Amarcord), Mor est « obscèneobscénité », écrasante : « Elle avait le décolleté vertigineusementvertige écœurant » (p. 111), « la masse obtuse » (p. 109). Et cette présence invasive, quasi sexuellesexualité, est vécue comme « dangereuse » (p. 75) :

      Il y a des hommes, dans la peinturepeinture de Balthus ou dans les dessins de Pierre Klossowski, qui évoquent cette forme physique en sa violenceviolence. (p. 109)

      J’ai de grandes difficultés avec la réalité physique de ma mère. Je refuse volontiers de la toucher, elle ne doit pas m’atteindre. Je dois m’éloigner de son corps […]. (p. 99)

      La disparition physique ne libère pas l’enfant de son emprise, bien au contraire. Dans plusieurs entretiens, Paul de BrancionBrancion (Paul de) témoigne du fait qu’il est tombé malademaladie à la suite du décèsdécès de sa mère – deux ans d’hôpital public – sans savoir réellement en quoi les deux événements étaient liés. Il se dit, en crescendo, « atteint »3, « shaken » « dérangé » (p. 10–11), « dévasté » (p. 44), « Terrassé serait plus juste, terrassé comme saint Paul sur le chemin de Damas. / Ce fut une révélation d’obscuritéobscurité confuse, de charbonnage anthracite d’un monde qui s’est révélé à moi » (p. 123). Vivante comme morte, Mor poursuit la même entreprise de ravage : « Tout ce qui me rappelle Mor me brûle comme un champ dévasté par un désherbant chimique radical. » (p. 101)

      On pourrait évoquer rapidement d’autres freins psychologiquespsychologie à la parole, à commencer par le sentiment de hontehonte, propre aux victimevictimes : « Je suspends la sensibilité, l’affection, le monde devient désabusant, presque aseptique. Je ne suis pas là. Je ne m’aime pas. Je me rétracte, je me retranche pour ne pas vomir de honte. » (p. 81) Tous les mots fonctionnent à double sens : l’incapacité à vomir est une autre imageimage de la parole obstruée, qui signale l’incapacité d’expurger ce qui a été avalé (comme on parle d’« avaler des couleuvres »).

      À cela s’ajoute la culpabilitéculpabilité de s’attaquer à une personne âgée, qu’on pourrait croire « assagie » par les ans (p. 7), et dont les « cheveux blancs » sont censés inspirer le « respect […] et toutes ces sortes de choses » (p. 89) – mais l’on sent bien que Mor échappe aux lois qui gouvernent les relations sociales habituelles.

      Le poète souligne enfin la nécessité d’une relation dialogique dans l’affrontement, rendue impraticable par la mortmort4 : « Moi qui ai beaucoup dialogué post mortem avec feu ma grand-mère, je n’ai rien à dire à Mor depuis qu’elle n’est plus. C’est le silence radio » (p. 93).

      De plus, les premiers mots que l’auteur jette sur le papier sont, d’après son témoignagetémoignage, trop proches du pathos (« J’ai commencé à écrire un truc très près de la douleurdouleur, très près de la difficulté d’exister, tellement près de la douleur que ce n’était pas de la littérature »5) : la gêne se situe donc dans la re-présentation.

      L’obstacle fondamental est bien de l’ordre