La parole empêchée. Группа авторов. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Группа авторов
Издательство: Bookwire
Серия: études litteraires françaises
Жанр произведения: Документальная литература
Год издания: 0
isbn: 9783823300779
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être tout autant que la sociétésociété à laquelle elles appartiennent. La singularité des deux œuvres tient à ce que leurs auteures ont le courage de dénoncer la vision machiste et patriarcalepatriarcat de la condition féminineféminisme. Chacune évoque ses déchirures et ses secretsecrets intimeintimes dans un milieu fermé à de telles révélations.

      Ces auteures ont acquis une forme de liberté. L’écriture devient pour elles le moyen de s’émanciper et de proclamer leur foi dans ce en quoi elles croient, soit la résistancerésistance à toutes les formes d’oppression, qu’il s’agisse de l’oppression du moi féminin par l’homme, comme dans La Rebelle, ou de l’oppression sociale et politique comme dans Perquisition ! L’écriture devient ainsi la voix même du silence.

      Mutisme et bégaiementbégaiement chez Erri De LucaDe Luca (Erri) dans Une fois, un jour

      Geneviève Dubois (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)

      Je suis médecin phoniatreautobiographie. Ma spécialité est de soigner les personnes dont la parole est…, justement, « empêchée », pour des raisons d’ordre physiologique, psychologiquepsychologie ou organique. Mais qu’ils soient sourds, muetmuets, aphasiquesaphasie, dysphasiques, dyslexiques, dysphoniques, aphones ou bègues, qu’ils soient enfants ou adultes, la dimension de symptôme, de souffrancesouffrance psychique affleure presque toujours dans leur troubletrouble de la communication. Parmi eux, je dois dire que je me suis particulièrement investie dans le traitement des personnes bègues qui m’ont toujours passionnée.

      J’ai choisi d’étudier le cas d’un écrivain qui, dans sa jeunesse, fut atteint de mutismemutisme et de bégaiementbégaiement, et qui décrit remarquablement ce troubletrouble sévère dans le style dense et poétique qui le caractérise. Il s’agit d’Erri De LucaDe Luca (Erri), auteur italien né en 1950, qui obtint notamment le Prix Femina Étrangers en 2002 pour Montedidio et un prix européen de Littérature en 2013. Son ouvrage Une fois, un jour ou Pas ici, pas maintenant, paru en 1989 en Italie sous le titre Non ora, non qui, a été édité chez Verdier puis Gallimard1.

      Erri était un enfant d’une famillefamille bourgeoise désargentée qui avait dû s’installer dans les bas quartiers de Naples après la guerreguerre. La fenêtre de leur ruelle était obstruée par les étendages de draps fraîchement lavés qui claquaient au vent, dans une odeur d’eau de Javel et de poisson mêlés, tandis que les habitants du quartier s’interpellaient en cricriant d’un étage à l’autre.

      La famillefamille d’Erri, elle, ne fréquentait pas ce milieu populaire, et d’ailleurs ne parlait pas le napolitain. « Nos parents se défendaient de la pauvreté et du milieu avec l’italien »2. C’était une famille réservée, distante. Le silence régnait dans l’appartement exigu où ils vivaient comme en exil. Erri était contraint au silence. Il se contraignait au silence. Déjà, on le voit, le langage ordinaire était pointé du doigt.

      Mais c’était un enfant « casseur » : quand on lui offrait un objet, il ne le sentait vraiment sien qu’après l’avoir brisé, cassé. Sa mère ne le giflait pas, ne le rouait pas de coups, comme cela se faisait dans le voisinage, mais elle le grondait vivement, ce qui avait pour effet de déclencher une violenteviolence culpabilitéculpabilité. Aussi Erri écrit-il, comme Roland BarthesBarthes (Roland)3 : « je ne veux pas des mots ». Aux mots il ne pouvait répondre car ceux-ci se clouaient dans sa bouche ; la voix de sa mère « gouvernait [s]on souffle, capable de le suspendre au plus léger haussement de ton »4.

      Qui était donc responsable de ce bégaiementbégaiement ?

      C’est la fautefaute de l’Ange, écrit-il, vous savez, l’Ange qui touche les lèvres d’IsaïeBible, de Jérémie, de ceux qui deviendront prophètes. À Naples, on dit qu’un Ange frappe la bouche des enfants à l’heure de leur naissance.

      Il avait dû me donner un coup un peu plus fort, voilà pourquoi je bégayais ; c’était la version de légende qu’on me racontait. Dans mes nuits d’enfant, un ange venait souvent frapper à ma bouche, mais moi je ne parvenais pas à l’ouvrir pour lui souhaiter la bienvenue. Au bout d’un moment il s’en allait et dans le noir restaient ses plumes et mes larmes.5

      On est tenté de penser ici à MallarméMallarmé (Stéphane), ce poète semblable aux ailes du cygne pris dans

      Ce lac dur oublioublié que hante sous le givre

      Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !6

      … Un Ange passe… silence…a-t-on coutume de dire !

      Le livre Une fois, un jour est en fait écrit comme une lettre à sa mère, à un moment où il pense qu’il va mourirmort. Sa mère ne le sait pas, mais lui se voit aux portes de la mort et il lui ouvre son cœur. Le prétexte de l’ouvrage est la redécouverte d’une vieille photo, prise par le père, où la mère encore jeune, regarde un autocar, regarde à travers la vitre d’un autocar un homme qui va mourir. Elle ne le sait pas, mais cet homme, c’est lui, son fils.

      La vitre est peut-être le thème central de son bégaiementbégaiement : la vitre sépare, celle qui sépare le bébé de sa mère à la maternité, celle de l’autocar qui sépare l’homme mourant de sa mère, celle qui sépare de la vraie vie. Elle est le symbolesymbole de la séparation, elle crée une illusion de proximité dans sa transparence, elle est source de souffrancesouffrance récurrente pour Erri. Ne peut-on pas évoquer ici aussi MallarméMallarmé (Stéphane) s’accrochant « à toutes les croisées D’où l’on tourne le dos à la vie »7 ? S’il n’y avait la vitre, il y aurait le contact, la fusion. La vitre, comme les mots, crée une séparation : entre une mère et son fils, bien peu de mots sont nécessaires, écrit-il en substance8. Plus tard, dans son livre Au nom de la mère, il traduira ce besoin fusionnel en faisant dire à Marie, au moment de la naissance de Jésus :

      Il n’est Qu’à Moi, il n’est Qu’à Moi,

      son nom cette nuit n’est Qu’à Moi,

      Il n’est Qu’à Moi, il n’est Qu’à Moi […].9

      Peu de mots, en effet !

      Depuis Lacan, on sait combien la présence d’un tiers, du tiers séparateur, entre la mère et l’enfant, est fondatrice dans l’accession à la parole et à sa propre identitéidentité. C’est ce que Lacan a appelé le « nom du père », et que l’on désigne souvent maintenant sous le terme de tiercéité : le tiers nécessaire à l’accès au symboliquesymbole.

      Le père réel d’Erri existe, mais Erri le décrit comme distant, lointain. C’est un père qui prend des photos, qu’Erri choisit de décrire à travers son objectif photographique. Et, précisément, il choisit d’articuler son livre, cette lettre à sa mère, autour d’une photophotographie prise par le père.

      L’œil du père, c’est l’objectif, ce qui nous rappelle bien sûr Victor Hugo : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn… ». Cet œil l’épie, épingle le coupableculpabilité comme on le ferait d’un papillon et immobilise sa parole.

      Le « nom du père », au sens propre, Erri ne peut le prononcer. Ce nom se coince dans sa gorge, écrit-il, il ne se sent pas le descendant de cette lignée paternelle : il n’habite pas ce nom qui lui est comme étrangerétranger. L’œil du père, porteur de culpabilitéculpabilité, et le nom du père, inaccessible, paralysent, disloquent Erri qui se sent « l’échoécho dilapidé d’un père trop lointain »10, pour jouer son rôle de père et qu’il appelle souvent « cet homme », alors qu’il tutoie sa mère et lui adresse son livre. Un père trop lointain pour jouer son rôle de père.

      Pourtant, il aime cet homme, il lui ressemble par certains côtés, passionné comme lui de livres et d’érudition. « Je suis son fils parce que j’ai hérité de ses désirs »11, écrira-t-il plus tard. Curieusement – mais avec une certaine logique ! –, c’est au moment où son père, progressivement, va devenir aveugle, que le bégaiementbégaiement