Cet amour du « rocher », auquel il s’agrippe farouchement, sans jamais agresser la montagne, dit-il, est comme un retour fusionnel à la terre-mère, à la mère.
C’est dans l’écriture qu’Erri de Luca se réalisera.
Il écrit comme un tailleur de pierres, avec précision, exigence, délicatesse. Il habite les mots, les parcourt comme une abeille parcourt son alvéole de cire. Comme un sculpteursculpture, il cherche le « grain de la pierre », le grain des mots :
La main fiévreuse palpe le grain de la pierre
S’accroche au creux d’une blessure
Suit l’arête d’un visage
S’émeut de la callosité d’une paume
Écriture d’un tailleur de pierres
Qui bâtit à ciel ouvert une épure
Respect des êtres et pudeur des mots
Le bâtisseur s’est fait jardinier de l’âme.19
Depuis longtemps, il ne bégaie plus. Mais la hantise des mots ne le quitte pas.
À la fin de son livre Pas ici, pas maintenant, il imagine sa propre mortmort et il écrit : « Tous les mots tombent à la renverse, moi je vais me poser sur le sable du fond »20. Allusionallusion à la mort de son camarade d’enfance, Massimo, mort noyé. Lui, il mourra sous une avalanche de mots !
J’ai eu l’occasion de rencontrer Erri De LucaDe Luca (Erri). Et je l’ai entendu récemment dans un spectacle sur scène. Je peux vous assurer qu’il parle sans difficultés, même en français, langue qu’il possède bien, pour avoir travaillé plusieurs années comme ouvrier en région parisienne. Son bégaiementbégaiement a donc eu une issue favorable. Mais je pense que je peux lui appliquer cette très belle phrase d’une jeune femme bègue, Josyane Rey-Lacoste, qui écrit dans Histoire d’un bégaiement : « J’ai appris, comme l’animal lèche ses plaies, à me soigner moi-même et non pas à croire qu’il est possible de guérir de soi ». Non pas guérir de soi, mais transformer son handicap en créativité originale.
Cet ouvrage Une fois, un jour est tout à fait important pour aider à comprendre le bégaiementbégaiement, la vie doulourdouleureuse d’un bègue, même s’il existe, non pas une, mais des formes de bégaiement. Certaines, sévères, proches de l’éclatement de la psychose, à laquelle nous fait penser Erri De LucaDe Luca (Erri) par son attachement archaïque à la figure maternelle ; d’autres, moins sévères, sont plus proches d’une angoisse névrotique ; d’autres encore revêtent plutôt un aspect moteur, une précipitation de la parole qui se bouscule. Mais le signe qui les rassemble est un état de tension corporelle très particulier qui affecte l’émission de la parole. Les mots butent sur un obstacle comme sur un barrage qui, tout à coup, cède et les mots sortent dans un débondement précipité.
Parler, c’est se risquer.
Je me souviens d’un petit garçon bègue de 6 ans, Florian, qui venait chez moi pour une thérapiethérapie du langage. Son jeu préféré était de préparer un long voyage dans le désert avec des playmobils, des petits animaux de plastique et des objets divers. Il passait un temps considérable à se prémunir contre tous les dangers possibles : les préparatifs duraient toute la séance et il ne partait jamais… La parole était pour lui aussi risquée qu’une traversée du désert : tout son corps se tendait dans cette préparation de la parole qui n’advenait que rarement, fragmentéefragmentation, haletante.
Les personnes bègues sont dans la souffrancesouffrance parce que leur troubletrouble crée un handicap social parfois considérable, si bien qu’ils mènent une vie repliée en marge de la sociétésociété et en marge d’eux-mêmes. Les bègues légers sont parfois aussi malheureux que les bègues sévères.
Comme Erri De LucaDe Luca (Erri), ils se sentent souvent en manquemanque d’amour. Souvent, dans un rêve de fusion avec la mère, ils supportent mal l’intervention du « tiers séparateur » et la rivalité fraternelle mais, se sentant coupablesculpabilité, ils font barrage à l’agressivité qui les envahit.
Je me souviens de Théo, âgé de 7–8 ans, que son frère terrorisait. Sa seule façon d’exister était de se rendre muetmuet, invisible, et de ne jamais gagner au jeu, car, me disait-il : « c’est celui qui perd qu’on aime le mieux ». Le jour où, alors qu’il était en thérapiethérapie, il put s’autoriser à gagner, il commença à oser exister, à oser libérer, dans le jeu de rôles, l’agressivité qui l’habitait, et à pouvoir parler sans bégayer !
La petite Emma, elle, avait été surnommée « Mitraillette » par le chauffeur du car scolaire. De ses grands yeux bleus, elle fusillait son petit frère, qui avait pris sa place de préférée et elle mitraillait l’entourage de son bégaiementbégaiement.
Le petit Ryan, à 4 ans, avait le souffle coupé dès que sa mère lui parlait, comme un échoécho au symptôme d’Erri21.
Souvent aussi, se sentant englués dans la culpabilitéculpabilité (« je ne l’ai pas fait exprès », disait Erri), ils se punissent par le bégaiementbégaiement ou le mutismemutisme, ce qui contribue à enraciner leur troubletrouble. Retourner contre soi l’agressivité dans une auto-flagellation est une forme de comportement dans laquelle on peut trouver un soulagement, une force.
Y a-t-il une issue possible à ce troubletrouble ?
L’exemple d’Erri De LucaDe Luca (Erri) le montre. Les éléments constitutifs du bégaiementbégaiement se mettent en place souvent très tôt dans la vie de l’enfant, c’est pourquoi il est nécessaire d’intervenir tôt, chez l’enfant jeune, non pas avec des exercices de contrôle, de surveillance, ou des traitements médicamenteux, mais avec une thérapiethérapie par le jeu, l’expression corporelle, une relation d’écouteécoute, avec un thérapeute formé à cette approche, où peuvent se résoudre bien des conflitconflits encore non figés.
Chez les adultes atteints de bégaiementbégaiement, la problématique est plus enkystée ; l’empêchement à parler fait partie d’eux-mêmes si bien que, paradoxalement, ils ont du mal à s’en détacher. Le thérapeute cependant peut jouer un rôle important d’écouteécoute, d’accompagnement, d’appui technique, notamment : leur apprendre la détente corporelle, la respiration, la pose de la voix, leur apporter une aide réelle et libérer leur angoisse, leur permettant de prendre le risque de la parole. Il s’agira surtout d’apprivoiser les mots, de ne pas guerroyerguerre contre eux, de les accueillir, les habiter.
Comme le fait Erri De LucaDe Luca (Erri) dans son spectacle philosophico-poétique et musicalmusique, Quichotte et les invincibles, où les mots arrivent en paix, distillés, habités d’une plénitude rare. Ce Don Quichotte des temps modernes ne se bat plus contre les mots, mais contre les injustices du monde !
« Comment puis-je pleurer cette femme ? » : l’élégie empêchée de Paul de BrancionBrancion (Paul de)
Élodie Bouygues (Université de Franche-Comté, EA 4661 ELLIADD)
À la mort de sa mère en 2006, le poète Paul de BrancionBrancion (Paul de) se surprend à ressentir une forme de chagrin, dont l’origine est tout aussi insoluble que l’expression est problématique : « Maman massive est partie maintenant. Cela ne me console pas. Ma tâche est devant moi. Je suis extrêmement surpris par mon émotionémotion. […] Comment puis-je pleurer cette femme qui a si furieusement détruit tout autour d’elle ? »1. Le recueil Ma Mor est morte paru en 2011 porte l’empreinte de la double épreuve, existentielle et littéraire, à laquelle l’écrivain se trouve confronté : démêler l’écheveau de l’histoire familiale chaotique dont il est issu, et trouver une langue susceptible de porter et de supporter pareille violenceviolence. Comment puis-je pleurer cette femme ? Le comment pose en effet la question du scandale et du mystère