. . Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор:
Издательство:
Серия:
Жанр произведения:
Год издания:
isbn:
Скачать книгу
mosaïque de cette langue hybride et babélienneBabel est seule à même de dire enfin qui est la Mor, dans l’infinie complexité de sa personnalité « mélangée », « contradictoirecontradiction », entre les mots, entre les langues, entre haine et amour. Critique et poète, Évelyne Morin lit ainsi le titre : « Ma Mor, M’amor est morte. Mon amour est mortmort(e). », débusquant « l’amour dans les manques » et « dans les interstices des lettres »5. Angèle Paoli, animatrice de la revue numérique de poésie et de critique Terre de femmes, se laisse emporter, au-delà du sens immédiatement perceptible, par les « possibilités musicalesmusique » des langues tressées :

      Avec dans le tissé des phrases le retour des « or », comme autant de pépites semées sur l’ourlet de la vague. Mor, mortmort, mord, for, Fortabt, store, hvorfor, foreign, derfor, nor, encore, door, « Château d’or ». More. Never Mor. Polysémique Mor. Polymorphe mère « cauchemère ». Je la retrouve ici, au cœur des phrases, pareille à une divinité effrayante et mouvante. Émouvante.6

      Le danois est une langue où le son « or » est récurrent, et il ne manquemanque pas de faire échoécho aux deux mots du titre. Le « château d’or » est un souvenirsouvenir d’enfance, dans lequel la langue est déjà truchement, espace magique où trouver refuge, porte ouverte contre toutes les portes fermées : « […] à la maison, ils disaient toujours : “shut the door”, ferme la porte en anglais […], j’entendais “Château d’Or”, c’était joli, “Château d’Or”. On avait très envie d’y aller, dans ce “Château d’Or” » (p. 45). La version originale trilingue offre un espace d’interprétation totalement ouvert où l’homophonie, l’assonance et l’allitération mènent le jeu par contamination, développent de nouveaux modes d’interaction ludique entre les langues, et possèdent finalement un statut prééminent sur la compréhension littérale. La parole empêchée du poète s’est frayée un chemin dans la musiquemusique des langues, et s’accommode du dépaysement sémantique, le plus susceptible d’exprimer le profond mystère de l’amour ou du non-amour maternel.

      L’impression de « mosaïque » complexe qu’offre le recueil provient également de son aspect fragmentairefragmentation – soixante proses poétiques, « séquences extrêmement intenses et courtes »7 –, qui montre l’impossibilitéimpossibilité de rédiger un récit linéaire du traumatraumatisme. Par ailleurs Paul de BrancionBrancion (Paul de) justifie le choix de la poésie en ces termes : « parce que je ne fais pas une véritable différence fondamentale entre la poésie et la prose, bien qu’il en ait évidemment, dans le projet, dans la structure, […] et parce que les choses profondes de la vie, intenses de la vie, à mes yeux, passent par une langue dans la limite d’elle-même, et cette langue, c’est la langue de la poésie »8. Et puisque écrire n’est pas s’opposer au réel, mais au contraire le comprendre, y intégrer « les choses […] de la vie », le recueil frappe également par un autre hiatus, qui est celui du mélange des tonalités, entre le lyrismelyrisme le plus aigu (« J’ai cru un instant retrouver Mor dans ces remugles du passé, alors que je cherchais dans les rémiges la raison du vol », p. 113), le prosaïsme le plus désespéré (« Maman est mortmorte, elle cause plus, elle est froide, elle mange les pissenlits par la racine. Je l’ai vue, elle était déjà en train de pourrir, elle est raide la mère, elle ne peut plus rien dire, elle ne dit plus rien. J’ai vu son cadavre en putréfaction. Elle se tait, elle est silencieuse, elle se la ferme, apprentie du désastre », p. 35) et encore l’humour noir (« elle se faisait soigner d’un cancercancer mais elle est morte du cœur », p. 41). Une telle cacophonie produit un effet très puissant sur le lecteur, malmené de bout en bout de l’ouvrage, « shaken » comme l’est le sujet lyrique.

      Il n’empêche que le brouillage ou brouillard linguistique ne pouvait qu’empêcher la communication avec le lectorat. Aussi l’auteur a-t-il accompagné son texte original en version trilingue d’une « version française » à droite, qui est postérieure, et qui n’est pas née sans douleurdouleur, elle non plus : « Plus tard, j’ai désiré traduire en français Ma Mor est morte pour achever le périple dans une réconciliation avec une figure profondément aimée malgré sa violenceviolence inconcevable jusqu’à ce lieu où la laideur et la beauté se rejoignent » (p. 7). Par la traduction, le poète refait son chemin de croix. Pendant plus de six mois, il est d’abord incapable de « transmettre » son texte, « de le transmuer, de le traduire »9. Comme pour la rédaction, le déclenchement se fait brusquement, presque malgré lui, avec la sensation de procéder à un « passage »10 en français plus qu’à une réelle « traduction », qui n’est d’ailleurs pas littérale.

      Cette notion de « passage » n’est pas sans évoquer la réflexion d’Henri Meschonnic dans La Poétique du traduire, où le critique affirme : « Écrire ne se fait pas dans la langue […], mais vers la langue. Écrire n’est peut-être qu’accéder, en s’inventant, à la langue maternellelangue maternelle. Écrire est, à son tour, maternel, pour la langue. »11 La langue française emploie l’expression « accoucher de la véritévérité ». En passant d’une langue à l’autre, le poète inverse l’ordre naturel et entre dans le paradoxe, en accouchant non seulement de la vérité, mais, comme dans les mythes, de sa mère elle-même, qui redevient grâce à ses mots la « petite fille interminable » (p. 77) qu’elle a toujours été.

      3. « La véritévérité au risque du meurtremeurtre »… ou la vérité par le mythe

      Dans le texte 17, la voix poétique adopte une forme versifiée pour révéler la véritable finalité de l’écriture :

      J’attends que la nuit s’achève

      espérant la mystérieuse musiquemusique de la véritévérité. (p. 43)

      Plus que toute parole en effet, c’est bien « la mystérieuse musiquemusique de la véritévérité » que la mère, spécialiste du mensongemensonge, de la manipulation et de la dérobade, a empêché d’advenir. Le poète réclame une parole vraie, qui jusque là a été muselée et étouffée, quel qu’en soit le risque : « Cela est tellement merveilleux de parler sans limite baignant dans la vérité, le franc-parler, la vérité au risque du meurtremeurtre. Ne pas biaiser. » (p. 125) Car il est une parole qui tue, et l’auteur, qui est à la fois la victimevictime et le juge, le sait. En 2005, un an avant la mortmort de Mor, il publie Le Lit d’Alexandre1, roman qui dévoiledévoiler, pour qui sait décrypter l’allusionallusion, « l’essentiel de [la] fêlure d’existence » de sa génitrice, elle-même née de père inconnu. Et craint que l’exposition de la vérité n’ait fini par la tuer : « Elle cherchait ce que je lui avais dit. Elle l’a entendu. Sauf qu’elle en est morte, peut-être, peut-être pas… » (p. 89).

      Plus qu’une élégie traditiontraditionnelle, essentiellement mélancoliquemélancolie, il s’agit bien d’une « élégie de combat », un chantchant d’amour contrarié et un procès, sans consolation mais également sans haine, « lutte pour la survie où les mots sont seuls capables de délivrer » (p. 65) : « Vous savez, quand je suis assis devant ma table d’écriture, aussi près que possible de la véritévérité littéraire, je suis bien […]. C’est un sentiment extrêmement virulent qui me sauve » (p. 65, n. s.).

      En cela le recueil renoue avec la dimension épique de l’élégie antique, qui invite l’homme à relever son courage, à faire face et, crânement, à regarder la mortmort / la Mor en face. Cette dernière étape de dépassement de la parole empêchée ne serait rien si la parole délivrée n’était pas littéraire, ce qu’elle est, au contraire, pleinement. La « véritévérité » ne peut pas être factuelle ou univoque, elle ne peut être que poétique (le « poiein », échoécho de la « façonnance » revendiquée par l’auteur).

      La question de la « véritévérité littéraire » ou poétique est justement ce en quoi le texte échappe à la confession autobiographiqueautobiographie, au règlement de compte familial ou à la thérapiethérapie psychanalytiquepsychanalyse : les détours, les contournementcontournements,