On en vient à une conclusion en partie paradoxale sur la double nature des phénomènes considérés. D’un côté, le silence intercalé dans la parole en tant que pausepause, peut en effet être vu comme un mécanisme qui s’inscrit dans la logique structurelle de l’organisation de la parole et qui, même dans le cadre de ces propos bien particuliers, est interprétable (jusqu’à un certain degré) sur un plan fonctionnel. D’un autre côté, il garde sa valeur communicative primordiale – toutefois hautement douée de sens – de rupture extra-structurelle et ultimement non-interprétable du flux de la parole devant l’indicibleindicible, « l’ineffableineffable, l’inénarrable »1 de la ShoahShoah.
Les manifestations de l’empêchement du dire
Thierry Gallèpe (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)
Afin de proposer une description raisonnée des manifestations de l’empêchement du dire dans la littérature et les arts, il convient de poser une définition suffisante pour ce faire. Il suffira sans doute de préciser que le domaine des investigations sera celui du discours, autrement dit de la parole (en opposition à la langue), et que les analyses ici présentées seront fondées sur un corpus écrit.
1. Définitions
Au nombre des traits définitoires de l’empêchement du dire, il faut constater tout d’abord une volonté de profération d’un dire. Cela présuppose évidemment la présence dans l’intérieur de l’interactant de « Pressions pour le dire »1 formant un « Faisceau Causal » à l’origine de ce projet du dire, projet préverbal. Bien entendu, il faut un empêchement repérable, un obstacle à la profération résultant normalement, quand tout va bien, de l’action des « Pressions pour le dire » dans l’intérieur de l’interactant. Cet empêchement est à l’origine de l’impossibilitéimpossibilité de (continuer de) parler matérialisée d’une façon ou d’une autre dans le discours considéré. Ce trait est fondamental car il permet notamment de faire la différence entre le dire empêché et le refus ou l’absenceabsence de parole.
Un second trait définitoire est que le fait « parole empêchée » est un fait interprétatif, résultat donc d’une interprétation de l’interprétant « en face » et se situant dans l’espace interprétatif, relevant donc du « sens à droite »2. Or une telle interprétation repose sur des marquages manifestés que l’interprétant perçoit, intériorise et qui fondent la fabrication de son interprétation.
Le problème pour l’analyste est le repérage de telles situations, ce qui implique de sa part une perception des marquages à l’origine de l’interprétation « empêchement de la parole ».
Considérons rapidement une situation de la « vraie vie »3 afin de voir les éléments pertinents permettant de conclure qu’il y a bien eu empêchement de la parole :
Ce fragment de photo prise par l’auteur de cet article ne laisse pas de plonger les interprétants dans la perplexité. Il est très difficile de construire une interprétation vraiment satisfaisante de ce qui est néanmoins reconnu comme un énoncé, même si le sentiment dominant est celui d’une incomplétudeincomplétude du signe linguistique « so » pouvant faire induire que la parole a été empêchée. En effet, dans le code graphique français, « so » ne peut à lui tout seul représenter graphiquement un signe du français. Notons que l’interprétation « français » est, elle, bien validée par l’élément du cotexte externe amont4, « nous », composante de la présentation extrinsèque de ce signe « so ».
Toutefois, pour fabriquer une interprétation véritablement satisfaisante, et donc pertinente5, il faut disposer d’autres éléments co- et contextuels ; une seconde photographiephotographie permettra de les trouver:
Dans cette deuxième présentation de l’énoncé en question, l’interprétant pourra puiser certains faits qui pourront lui permettre de fabriquer son interprétation.
Certains faits relèvent de la présentation intrinsèque de l’énoncé :
– le texte lui-même est configuré typographiquement comme tracé à la main avec un aérosol, à la manière des énoncés « clandestins » dans l’espace public ;
– la teneur du texte confirme en elle-même cette hypothèse d’interprétation.
Certains autres faits relèvent de la présentation extrinsèque de l’énoncé :
– son cotexte interne inhérent : l’énoncé a été proféré sur un mur d’un bâtiment, et peut donc être interprété comme un slogan, un tag ;
– son cotexte interne afférent corrobore cette interprétation : l’énoncé a été proféré non par des « institutionnels » professionnels de la communication publique murale (publicitaire, politiques ou non), mais par des individus faisant de la communication politique relevant de la propagande destinée aux lecteurs occasionnels pouvant percevoir cette inscription en passant devant au hasard des besoins liés à son activité économique et marchande ;
– son cotexte externe interprétable comme cotexte amont ou concomitant : un autre énoncé complet à droite révélant la signification politique et l’impact militant de l’énonciation. Cet énoncé peut être identifié comme cotexte externe amont dans la mesure où il est possible de considérer que l’énoncé à droite de l’énoncé en question est complet et a donc été proféré avant celui qui est perçu comme incompletincomplet ; cependant une interprétation comme cotexte externe concomitant n’est pas exclue, impliquant alors que l’on aurait plusieurs locuteurs en action simultanée, certains ayant le temps de terminer leur énonciation tandis que les autres/l’autre n’y parvien(nen)t pas.
Les éléments contextuels semblent venir à l’appui d’une telle interprétation : ce n’est pas un hasard si le mur où est inscrit l’énoncé est celui du bâtiment d’un centre de contrôle et réparation automobile situé l’entrée d’une zone commerciale, et plus précisément à l’entrée de la zone, l’énoncé figurant sur le mur longeant la voie d’accès au dit centre commercial, ce qui garantit une bonne visibilité à toutes les personnes se rendant dans la zone ; ainsi peut-on fabriquer une interprétation cohérente dans la mesure où l’on pose que l’efficacité « publicitaire » a été obtenue par le choix de l’inscription à tel emplacement bien fréquenté, ce qui implique une visibilité optimale et donc un impact communicationnel maximum.
Afin de permettre une vue synthétique de tous les facteurs concourant à la présentation des discours, il n’est pas inutile de présenter sous forme de tableau6 toutes les instances concernées :
Tous ces éléments co- et contextuels permettent in fine de fabriquer l’interprétation « parole empêchée », fondée sur le scénario suivant : un groupe d’activistes politiques militants inscrit des slogans politiques sur un bâtiment privé (ce qui constitue un délitdélit) et est surpris au milieu de cette action par des intervenants extérieurs (propriétaire du bâtiment, ou forces de l’ordre), ce qui les contraint à prendre la fuite et à laisser un énoncé non complété. Le texte lui-même tronqué peut être facilement reconstitué au cours du travail de fabrication de l’interprétation sur la base des contraintes codiques