La parole empêchée. Группа авторов. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Группа авторов
Издательство: Bookwire
Серия: études litteraires françaises
Жанр произведения: Документальная литература
Год издания: 0
isbn: 9783823300779
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pourrait, dans ce rapprochement mimétique avec la parole empêchée d’un HölderlinHölderlin (Friedrich) foufolie, entendre que la parole poétique après 1945 suppose la prise de conscience d’un traumatismetraumatisme profond. L’expression linguistique consigne l’échec de la parole, mais elle est tout sauf un échec esthétique. Le processus de l’éclatement de la parole poétique en bégaiementsbégaiement et balbutiements est cette rupture, articulée avec une attention extrême à la forme langagière, en laquelle Hans Mayer, dans son essai « Sprechen und Verstummen der Dichter » (« Parole et mutismemutisme des poètes ») voit la reconstruction d’une « neue[n] Kindheit » (« nouvelle enfance »), à comprendre toutefois « als schrecklich neue Infantilität verstanden » (« comme une nouvelle forme d’infantilité terribleterreur »3). Cette aptitude à la mimésis esthétique de la violenceviolence d’une époque, ne serait-elle pas, pour revenir à GoetheGoethe (Johann Wolfgang), le « Dieu », le génie ou tout simplement un génie de la parole tragique qui permet au poète « de dire sa souffrancesouffrance », alors qu’un autre « dans ses tourments reste muetmuet » ? L’assimilation scandaleuse du poète et du malademaladie trouve sa véritévérité dans le troubletrouble qui prend racine, pour l’un comme l’autre, dans la vie personnelle et dans l’Histoire, et qui touche également aux expériences physiques et psychiques.

      Alfred Lorenzer, un des psychanalystespsychanalyse proches de l’école de Francfort, a décrit toutefois ce qui distingue la parole empêchée de l’un et de l’autre avec une rare précision conceptuelle :

       Aber wenn es auch beide Male – beim „Dichter“ wie beim „Neurotiker“ – um dieselbe Betroffenheit geht, dieselbe Schicht tangiert wird, so unterscheidet sich doch die Reaktion aufs Trauma in beiden Fällen radikal: Wo der Betroffene im neurotischen Elend „in seiner Qual verstummt“, weil er systematisch sprachlos gemacht wurde […], vermag Literatur auszusagen. 4

      Traduction de Jessica Moreno-Bachler

      revue par Sabine Forero Mendoza, Peter Kuon et Nicole Pelletier

      Les valeurs linguistiques du silence : la parole empêchée envisagée par le biais de l’analyse de l’oralité1

      Matthias Heinz (Université de Salzbourg)

      1. Avant-propos

      Adoptant le point de vue des sciences du langage et, plus précisément, de l’analyse de l’oralité, cet article s’inscrit dans les perspectives pluri- et interdisciplinaires des contributions rassemblées dans le présent volume, mais il se veut aussi complémentaire de celles-ci. Par suite, il tentera de saisir certains éléments constitutifs de la parole empêchée, du point de vue du linguiste qui s’intéresse à la langue orale, en particulier à sa prosodieprosodie, éléments qui peuvent être analysés par rapport à leurs traits structurels et interprétés par rapport à leurs fonctions concrètes dans la construction du discours. Cette contribution envisage les valeurs linguistiques du silence comme conséquence manifeste d’un acte de parole empêchée. De fait, la parole empêchée peut être saisie en tant qu’interruption ou absenceabsence de communication verbale, mais elle se manifeste aussi dans une série de phénomènes dont les procédés structurels sont parfois complexes à expliciter. Ces phénomènes dits d’hésitationhésitation (hesitation phenomena) sont connus depuis les travaux psycholinguistiques de Maclay et Osgood1, publiés en 1959.

      Il s’agit de types divers de disfluidité2 de la parole, parmi lesquels l’analyse du discours oraloralité compte les faux départsfaux départs (false starts), les répétitionrépétitions, l’anacolutheanacoluthe ou rupture de construction syntaxique et, en général, les pausepauses (silencieuses et remplies). Ces phénomènes linguistiques et paralinguistiques peuvent être analysés, si l’on reste à la surface du texte, en tant que marques d’un travail de formulation de la part du locuteur. À un niveau plus profond, ils révèlent le fonctionnement, voire le dysfonctionnement, des régularités conversationnelles, notamment en ce qui concerne la structuration prosodique et syntaxique du discours, mais ils signalent également, et cela dans la plupart des cas, une rupture dans une communication entamée. Une telle rupture est souvent liée au sujet du discours et à l’état affectif du locuteur. Ce travail se propose de regarder de près quelques-uns de ces procédés afin d’examiner la valeur significative de la rupture et du silence dans le discours, et d’interpréter le sens de ces vides (ou, dans la terminologie de la phonétique, absenceabsences de signal) dans le flux de la parole.

      2. Le silence dans une perspective rhétoriquerhétorique et sociolinguistique

      La rhétoriquerhétorique traditiontraditionnelle est, bien évidemment, consciente des valeurs particulières que peut transmettre en prose littéraire la reprise du travail de formulation propre à la parole spontanée, peu planifiée. C’est dans la figure de style de l’aposiopèseréticenceaposiopèse ou réticence (dite aussi suspension)1 que sont codées les pausepauses porteuses de signification. Le grec aposiopesis indique un silence brusque, qui suspend le sens d’une phrase et laisse au lecteur le soin de la compléter. L’aposiopèse trouve son origine dans une émotionémotion ou une allusionallusion qui se traduisent par une rupture immédiate du discours. Selon la définition du Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier, la réticence est donc une « [f]igure par laquelle une partie de ce qui reste à dire demeure inexprimé, soit que la phrase ait été brusquement interrompue, soit que le diseur annonce son intention de ne pas tout dire »2.

      Le conditionnement émotionnel de ce phénomène se révèle d’autant mieux dans la variante appelée réticence3 pathétique :

      Sous le coup d’un sentiment violentviolent, qui appelle à lui toutes les forces de l’attention moralemorale, le sujet qui parle se trouve soudain hors du monde géométrique et descriptible […] À ce moment précis, les mots viennent à manquemanquer […].4

      Deux questions s’ensuivent : quel est le rôle de ces réticenceréticences dans le langage réel5, autrement dit, quelle est la part du silence6 dans la parole (au sens saussurien du terme, c’est-à-dire le discours concret, réalisé par le truchement de la voix ou de l’écriture) ? Comment le linguiste peut-il assurer que la parole qu’il analyse ressortit de pratiques langagières authentiques ?

      De fait, l’authenticitéauthenticité des usages linguistiques est un problème central dans l’analyse de la parole qui se pose à tout linguiste travaillant « sur le terrain »7. C’est au père-fondateur de la sociolinguistique (quantitative) américaine, William Labov, que nous devons l’idée que les informateurs commencent à manifester des usages linguistiques authentiques lorsqu’ils se rappellent des situations et des événements troublantstroublants et chargés d’émotionémotions. En leur posant la question directe : « Vous êtes-vous jamais trouvé dans une situation dans laquelle votre vie était en danger ? »8, le linguiste se procure des productions verbales qui, dans presque tous les cas, se font vite plus informelles, peu contrôlées. Labov mentionne le type de récit des « life-threatening events », soit des moments où la vie des informateurs aurait effectivement été mise en péril, comme une des situations linguistiques permettant au sociologue du langage et au sociolinguiste d’observer la parole authentique, informelle, chez des locuteurs qui, amenés à se souvenirsouvenir de tels événements, commencent à parler de manière naturelle, en oubliantoubliant la présence de l’observateur. Sous le coup des sentiments intenses soulevés par une telle question, le locuteur produit des énoncés qui relèvent de la parole spontanée.

      Dans les développements qui suivent, je présenterai des exemples de tels phénomènes dans des témoitémoignages authentiques, extraits de la documentation mise à disposition en ligne par la fondation pour la mémoiremémoire de la ShoahShoah et l’Institut national de l’audiovisuel9. On ne peut guère imaginer de documents oraux plus emblématiques de la phénoménologie des silences porteurs de sens et plus représentatifs des