Contes Français. Divers Auteurs. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Divers Auteurs
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066089320
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qui le tourmentaient

       depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie,

      se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et

       les jambes, à danser en poussant des cris frénétiques,

       jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.

       Il était prisonnier! Sauvé!

       [5] C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à

       l'ennemi après six heures seulement d'occupation.

       Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette

       affaire à la tête des gardes nationaux de la Roche-Oysel,

       fut décoré.

       TOMBOUCTOU

      Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre

       d'or du soleil couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant;

       et, derrière la Madeleine, une immense nuée

       flamboyante jetait dans toute la longue avenue une

       [5] oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de

       brasier.

       La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée

       et semblait dans une apothéose. Les visages

       étaient dorés; les chapeaux noirs et les habits avaient des

       [10] reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait des

       flammes sur l'asphalte des trottoirs.

       Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait les boissons

       brillantes et colorées qu'on aurait prises pour des pierres

       précieuses fondues dans le cristal.

       [15] Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus

       foncés, deux officiers en grande tenue faisaient baisser

       tous les yeux par l'éblouissement de leurs dorures. Ils

       causaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans

       ce rayonnement radieux du soir; et ils regardaient la foule,

       [20] les hommes lents et les femmes pressées qui laissaient

       derrière elles une odeur savoureuse et troublante.

       Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru,

       chamarré de breloques sur un gilet de coutil, la face luisante

       comme si elle eût été cirée, passa devant eux avec

       [25] un air de triomphe. Il riait aux passants, il riait aux

       vendeurs de journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris

      entier. Il était si grand qu'il dépassait toutes les têtes;

       et, derrière lui, tous les badauds se retournaient pour le

       contempler de dos.

       Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les

       [5] buveurs, il s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il

       planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coins de sa

       bouche lui montèrent jusqu'aux oreilles, découvrant ses

       dents blanches, claires comme un croissant de lune dans

       un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient

       [10] ce géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.

       Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:

       --Bonjou, mon lieutenant.

       Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel.

       Le premier dit:

       [15]--Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que

       vous voulez.

       Le nègre reprit:

       --Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi,

       beaucoup raisin, cherché moi.

       [20] L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme,

       cherchant au fond de ses souvenirs; mais brusquement il

       s'écria:

       --Tombouctou?

       Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un

       [25] rire d'une invraisemblable violence et beuglant:

       --Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou. ya,

       bonjou.

       Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de

       tout son coeur. Alors Tombouctou redevint grave. Il

       [30] saisit la main de l'officier, et, si vite que l'autre ne put

       l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre et arabe.

       Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:

      --Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique.

       Assieds-toi là et dis-moi comment je te trouve ici.

       Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant

       il parlait vite:

       [5]--Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant,

       bon mangé, Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup,

       cuisine française, Tombouctou, cuisinié de l'Empéeu, deux

       cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah!

       Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le

       [10] regard.

       Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage,

       l'eut interrogé quelque temps, il lui dit:

       --Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.

       Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on

       [15] lui tendait, et riant toujours, cria:

       --Bonjou, bonjou, mon lieutenant!

       Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et

       qu'on le prenait pour un fou.

       Le colonel demanda:

       [20]--Qu'est-ce que cette brute?

       --Un brave garçon et un brave soldat. Je vais vous

       dire ce que je sais de lui; c'est assez drôle.

       Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870

       je fus enfermé dans Bézières, que ce nègre appelle Bézi.

       [25] Nous n'étions point assiégés, mais bloqués. Les lignes

       prussiennes nous entouraient de partout, hors de portée des

       canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant

       peu à peu.

       J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait

      composée de troupes de toute nature, débris de régiments

       écharpés, fuyards, maraudeurs, séparés des corps d'armée.

       Nous avions