Contes Français. Divers Auteurs. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Divers Auteurs
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066089320
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Seigneur! les Prussiens attaquaient le château! ...

       Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés

       [20] sur huit tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis

       une levée tumultueuse, une bousculade mêlée, une fuite

       éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les

       hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En

       deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table

       [25] couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait,

       toujours debout dans sa fenêtre.

       Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur

       d'appui et s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée

       le faisait trembler comme un fiévreux: mais une terreur le

       [30] retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison

       semblait frémir; des portes se fermaient, des pas rapides

       couraient sur le plancher de dessus. Le Prussien inquiet

       tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit

      

      des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans

       la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant

       du premier étage.

       Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le

       [5] grand château devint silencieux comme un tombeau.

       Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte,

       et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées

       comme s'il eût craint d'être interrompu trop tôt, de ne

       pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les

       [10] morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des

       paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans

       l'estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il

       s'interrompait, prêt à crever à la façon d'un tuyau trop

       plein. Il prenait à la cruche au cidre et se déblayait

       [15] l'oesophage comme on lave un conduit bouché.

       Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les

       bouteilles; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti,

       rouge, secoué par des hoquets, l'esprit troublé et la bouche

       grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable

       [20] d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses

       idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans ses

       bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion

       des choses et des faits.

       Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus

       [25] des arbres du parc. C'était l'heure froide qui

       précède le jour.

       Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et

       muettes; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans

       l'ombre une pointe d'acier.

       [30] Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire.

       Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.

      

      Soudain, une voix tonnante hurla:

       --En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants!

       Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les

       vitres s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança,

       [5] brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante

       soldats armés jusqu'aux cheveux, bondirent dans

       la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et,

       lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent,

       le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la

       [10] tête.

       Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre,

       battu, crossé et fou de peur.

       Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui

       planta son pied sur le ventre en vociférant:

       [15]--Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!

       Le Prussien n'entendit que ce seul mot «prisonnier,» et

       il gémit: «ya, ya, ya.» Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des [20] baleines. Plusieurs s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue. Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier! Un autre officier entra et prononça: [25]--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place. Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra: «Victoire!» Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa [30] poche: «Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre

      en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on

       évalue à cinquante hommes hors»

       Le jeune officier reprit:

       [5]--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?

       Le colonel répondit:

       --Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif

       avec de l'artillerie et des forces supérieures.

       Et il donna l'ordre de repartir.

       [10] La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du

       château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout

       Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver

       au poing.

       Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la

       [15] route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps

       en temps.

       Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de la

       Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce

       fait d'armes.

       [20] La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand

       on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables

       éclatèrent. Les femmes levaient les bras; des vieilles

       pleuraient; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa

       le nez d'un de ses gardiens.

       [25] Le colonel hurlait.

       --Veillez à la sûreté du captif.

       On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut

       ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

       Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour