Contes Français. Divers Auteurs. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Divers Auteurs
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066089320
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mousse ont péri.

       «Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux

       sinistres.»

       Quel est ce patron Javel? Est-il le frère du manchot?

       [15] Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être

       sous les débris de son bateau mis en pièces, est celui

       auquel je pense, il avait assisté, voici dix-huit ans maintenant,

       à un autre drame, terrible et simple comme sont

       toujours ces drames formidables des flots.

       [20] Javel aîné était alors patron d'un chalutier.

       Le chalutier est le bateau de pêche par excellence.

       Solide à ne craindre aucun temps, le ventre rond, roulé

       sans cesse par les lames comme un bouchon, toujours dehors,

       toujours fouetté par les vents durs et salés de la

       [25] Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée,

      

      traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de

       l'Océan, et détache et cueille toutes les bêtes endormies

       dans les roches, les poissons plats collés au sable, les crabes

       lourds aux pattes crochues, les homards aux moustaches

       [5] pointues.

       Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau

       se met à pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande

       tige de bois garnie de fer qu'il laisse descendre au moyen

       de deux câbles glissant sur deux rouleaux aux deux bouts

       [10] de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le vent et

       le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste

       le sol de la mer.

       Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes

       et un mousse. Il était sorti de Boulogne par un beau

       [15] temps clair pour jeter le chalut.

       Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant

       força le chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre;

       mais la mer démontée battait les falaises, se ruait

       contre la terre, rendait impossible l'entrée des ports. Le

       [20] petit bateau reprit le large et revint sur les côtes de France.

       La tempête continuait à faire infranchissables les jetées,

       enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords

       des refuges.

       Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots,

       [25] ballotté, secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau,

       mais gaillard, malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui

       le tenaient parfois cinq ou six jours errant entre les deux

       pays voisins sans pouvoir aborder l'un ou l'autre.

       Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en

       [30] pleine mer, et, bien que la vague fût encore forte, le

       patron commanda de jeter le chalut.

       Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord,

      

      et deux hommes à l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent

       à filer sur les rouleaux les amarres qui le tenaient.

       Soudain il toucha le fond, mais une haute lame

       inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant

       [5] et dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se

       trouva saisi entre la corde un instant détendue par la

       secousse et le bois où elle glissait. Il fit un effort désespéré,

       tâchant de l'autre main de soulever l'amarre, mais

       le chalut traînait déjà et le câble roidi ne céda point.

       [10] L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent.

       Son frère quitta la barre. Ils se jetèrent sur la corde,

       s'efforçant de dégager le membre qu'elle broyait. Ce

       fut en vain. «Faut couper», dit un matelot, et il tira de

       sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups,

       [15] sauver le bras de Javel cadet.

       Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait

       de l'argent, beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il

       appartenait à Javel aîné, qui tenait à son avoir.

       Il cria, le coeur torturé: «Non, coupe pas, attends, je

       [20] vas lofer.» Et il courut au gouvernail, mettant toute la

       barre dessous.

       Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui

       immobilisait son impulsion, et entraîné d'ailleurs par la

       force de la dérive et du vent.

       [25] Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les

       dents serrées, les yeux hagards. Il ne disait rien. Son

       frère revint, craignant toujours le couteau d'un marin:

       «Attends, attends, coupe pas, faut mouiller l'ancre.»

       L'ancre fut mouillée, toute la chaine filée, puis on se

       [30] mit à virer au cabestan pour détendre les amarres du

       chalut. Elles s'amollirent, enfin, et on dégagea le bras

       inerte, sous la manche de laine ensanglantée.

      Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et

       on vit une chose horrible, une bouillie de chair dont le

       sang jaillissait à flots qu'on eût dit poussés par une pompe.

       Alors l'homme regarda son bras et murmura: «Foutu.»

       [5]Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont

       du bateau, un des matelots cria: «Il va se vider, faut

       nouer la veine.»

       Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et

       goudronnée, et, enlaçant le membre au-dessus de la

       [10] blessure, ils serrèrent de toute leur force. Les jets de sang

       s'arrêtaient peu à peu; et finirent par cesser tout à fait.

       Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le

       prit de l'autre main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout

       était rompu, les os cassés; les muscles seuls retenaient ce

       [15] morceau de son corps. Il le considérait d'un oeil morne,

       réfléchissant.. Puis il s'assit sur une voile pliée, et les

       camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure

       pour empêcher le mal noir.