Contes Français. Divers Auteurs. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Divers Auteurs
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066089320
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dedans au moyen d'un verre, et baignait l'horrible

       plaie en laissant couler dessus un petit filet d'eau claire.

       --Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit,

       mais au bout d'une heure il remonta, ne se sentant

       pas bien tout seul. Et puis, il préférait le grand air. Il

       [25] se rassit sur sa voile et recommença à bassiner son bras.

       La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre

       blanc gisaient à côté de lui, secoués par des spasmes de

       mort; il les regardait sans cesser d'arroser ses chairs

       écrasées.

       [30] Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup

       de vent se déchaîna; et le petit bateau recommença sa

      

      course folle, bondissant et culbutant, secouant le triste

       blessé.

       La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au

       soleil levant on apercevait de nouveau l'Angleterre, mais,

       [5] comme la mer était moins dure, on repartit pour la France

       en louvoyant.

       Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur

       montra des traces noires, toute une vilaine apparence de

       pourriture sur la partie du membre qui ne tenait plus à

       [10] lui.

       Les matelots regardaient, disant leur avis.

       --Ça pourrait bien être le Noir, pensait l'un.

       --Faudrait de l'eau salée là-dessus, déclarait un autre.

       On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le

       [15] mal. Le blessé devint livide, grinça des dents, se tordit

       un peu; mais il ne cria pas.

       Puis, quand la brûlure se fut calmée: «Donne-moi ton

       couteau», dit-il à son frère. Le frère tendit son couteau.

       --«Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.»

       [20] On fit ce qu'il demandait.

       Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement,

       avec réflexion, tranchant les derniers tendons avec cette

       lame aiguë, comme un fil de rasoir; et bientôt il n'eut plus

       qu'un moignon. Il poussa un profond soupir et déclara:

       [25] «Fallait ça. J'étais foutu.»

       Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença

       à verser de l'eau sur le tronçon de membre qui lui

       restait.

       La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.

       [30] Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché

       et l'examina longuement. La putréfaction se déclarait.

       Les camarades vinrent aussi l'examiner, et ils se le

      

      passaient de main en main, le tâtaient, le retournaient, le

       flairaient.

       Son frère dit: «Faut jeter ça à la mer à c't'-heure.»

       Mais Javel cadet se fâcha: «Ah! mais non, ah! mais non.

       [5] J'veux point. C'est à moi, pas vrai, puisque c'est mon

       bras.»

       Il le reprit et le posa entre ses jambes.

       --Il va pas moins pourrir, dit l'aîné. Alors une idée

       vint au blessé. Pour conserver le poisson quand on tenait

       [10] longtemps la mer, on l'empilait en des barils de sel.

       Il demanda: «J'pourrions t'y point l'mettre dans la

       saumure?»

       --Ça, c'est vrai, déclarèrent les autres.

       Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des

       [15] jours derniers; et, tout au fond, on déposa le bras. On

       versa du sel dessus, puis on replaça, un à un, les poissons.

       Un des matelots fit cette plaisanterie: «Pourvu que je

       l'vendions point à la criée.»

       Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.

       [20] Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue

       de Boulogne jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé

       continuait sans cesse à jeter de l'eau sur sa plaie.

       De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à

       l'autre du bateau.

       [25] Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en

       hochant la tête.

       On finit par rentrer au port.

       Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne

       voie. Il fit un pansement complet et ordonna le repos.

       [30] Mais Javel ne voulut pas se coucher sans avoir repris son

       bras, et il retourna bien vite au port pour retrouver le

       baril qu'il avait marqué d'une croix.

      

      On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien

       conservé dans la saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa

       dans une serviette emportée à cette intention et rentra

       chez lui.

       [5] Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce

       débris du père, tâtant les doigts, enlevant les brins de sel

       restés sous les ongles; puis on fit venir le menuisier pour

       un petit cercueil.

       Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit

       [10] l'enterrement du bras détaché. Les deux frères, côte à

       côte, conduisaient le deuil. Le sacristain de paroisse

       tenait son cadavre sous son aisselle.

       Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit

       emploi dans le port, et, quand il parlait plus tard de son

       [15] accident, il confiait tout bas à son auditeur: «Si le frère

       avait voulu couper le chalut, j'aurais encore mon bras,

       pour sûr. Mais il était regardant à son bien.»

       LES PRISONNIERS

      Aucun bruit dans la forêt que le frémissement léger de

       la neige tombant sur les arbres. Elle tombait depuis midi,

       une petite neige fine qui poudrait les branches d'une

       mousse glacée qui jetait sur les feuilles mortes des fourrés

       [5] un léger toit d'argent, étendait par les chemins un immense