La rhétoriquerhétorique du silence est ainsi une pragmatique redoutable qui feint de museler le dit arthurien alors qu’elle lui permet de s’épancher encore et encore, captant l’intérêt de l’auditeur-lecteur, le captivant ; elle est celle du livre tout entier, à la fois texte et imageimage, dans la mesure où l’un comme l’autre tentent toujours de dégager un excédent de leur signifié sur leur signifiant.
Ainsi, remettre en perspective le motif de la parole empêchée dans le corpus arthurien permet de mieux en évaluer et en comprendre le fonctionnement. L’arrière-plan théologiquethéologie est fondamental parce qu’il a façonné l’esprit des clercs auteurs de ces fictions narratives et leur a imposé des règles, des schèmes de pensée que ceux-ci suivent, consciemment ou non, dans leurs entreprises fictionnelles et qui organisent la matière. Il prévaut sur le legs mythologiquemythologie, enfoui et souvent méconnaissable mais essentiel à l’homme et transcendant le temps, qui fournit la matière de base à la littérature bretonne ; il gouverne les réalités du temps, un temps religieuxreligion et aussi, en ce qui concerne le public romanesque restreint, aristocratique et courtoiscourtoisie. Le renouveau de la prédication et la promotion des laïcs qui se livrent à une véritable prise de parole au moment où éclot la littérature arthurienne expliquent que la question de la parole et de son empêchement ait été au cœur des préoccupations de l’époque. De manière géniale, la littérature arthurienne reçoit de ce motif privilégié qui l’accapare sa vraie personnalité, marquée d’une forme particulière : la tentationtentation du silence, vertigevertige de l’écrivain, sans cesse réaffirmée, soulignée à divers plans, comme une priorité, semble d’autant plus feinte que l’écriture devient la grande affaire. Le sens et la forme sont en définitive parfaitement à l’unisson : à toutes les époques, dans tous les domaines, c’est le privilège de l’œuvre que nous recevons ou considérons comme artistique…
Éléments d’une poétologie de la parole empêchée : la littérature autrichienne des XIXe et XXe siècles
Hans Höller (Université de Salzbourg)
L’expérience de la parole empêchée a été exprimée de façon tout à fait inoubliable dans certains vers de la littérature classique allemande qui ont marqué de leur empreinte la littérature des siècles suivants, mais aussi les sciences humaines. Je pense notamment à l’apostrophe de Tasso, le personnage principal du drame éponyme de GoetheGoethe (Johann Wolfgang) Torquato Tasso (1790) à l’acte 5, scène 5 : « Wenn der Mensch in seiner Qual verstummt, / Gab mir ein Gott, zu sagen, was ich leide »1, ou encore aux vers souvent cités, lorsqu’il s’agit de la menacemenacer de l’érosion du langage, tirés de la deuxième version de l’hymne tardif de Friedrich HölderlinHölderlin (Friedrich) Mnemosyne (1803) : « Ein Zeichen sind wir, deutungslos / Schmerzlos sind wir und haben fast / Die Sprache in der Fremde verloren »2.
Dans la littérature autrichienne du XVIIIe siècle, rien de comparable à ces vers-là. Ce que nous connaissons tous, en revanche, de la littérature de la métropole habsbourgeoise de cette époque, est une mise en scène de la parole empêchée dans un livret de la fin du XVIIIe siècle écrit en allemand, devenu depuis célèbre. Dans la Flûte enchantée de Wolfgang Amadeus MozartMozart (Wolfgang Amadeus) et Emanuel SchickanederSchickaneder (Emanuel), la bouche de Papageno, qui n’a pas l’habitude de mâcher ses mots, est tenue fermée par un cadenas, de sorte que son chantchant en est singulièrement empêché : « Hm ! Hm ! Hm ! Hm ! Hm ! Hm ! Hm ! Hm ! »3.
1. La réflexion théorique et littéraire de la « parole empêchée » dans la Modernité viennoise
Il peut paraître paradoxal que des siècles plus tard, autour de 1900, la parole empêchée soit devenue l’un des thèmes centraux de la Wiener Moderne, la Modernité viennoise. Dans la Vienne du début du siècle, l’analyse psychologiquepsychologie, politique, philosophique et littéraire du langage est érigée au rang de leitmotiv. L’œuvre de Sigmund FreudFreud (Siegmund), la critique du langage de Karl KrausKraus (Karl), la philosophie de Ludwig WittgensteinWittgenstein (Ludwig), la réflexion sur le langage présente dans l’œuvre de Hugo von HofmannsthalHofmannsthal (Hugo von), tout cela montre l’importance que prend alors en Autriche la réflexion sur un langage abîmé et devenu une question tout à la fois théorique et artistique.
Quelles sont donc, dans l’Autriche habsbourgeoise du XIXe siècle, les circonstances favorisant l’émergence de la réflexion sur le langage en tant que nouveau paradigme culturel ? En schématisant quelque peu, nous pourrions dire que l’Allemagne, à cette époque, était occupée par la fondation de son Empire et n’avait pas le temps, prise qu’elle était entre mouvements nationalistes et processus d’industrialisation, de se consacrer à une réflexion sur le langage semblable à celle conduite par NietzscheNietzsche (Friedrich), penseur novateur et marginal. L’État pluri-ethnique de la monarchie habsbourgeoise, sur le point de se dissoudre sous les coups d’un nationalisme montant et face à l’absenceabsence de perspective, délivra une réflexion mélancoliquemélancolie qui engloba tous les systèmes établis, à commencer par le langage, en proie à un doute mystiquemystique. En ce sens, la comédie de Hugo von HofmannsthalHofmannsthal (Hugo von) Der Schwierige (L’Homme difficile, 1920) semble être l’expression idéalisée – faisant fi de l’Histoire – du refus de toute forme d’action par le langage. « [Es] ist ein bißl lächerlich », déclare le personnage principal, le baron Hans Karl Bühl, dans ce drame national autrichien qui n’en est pas un, « wenn man sich einbildet, durch wohlgesetzte Wörter eine weiß Gott wie große Wirkung auszuüben, in einem Leben, wo doch schließlich alles auf das Letzte, Unaussprechliche ankommt. Das Reden basiert auf einer indezenten Selbstüberschätzung »1.
2. Les présupposés autrichiens de la réflexion sur le langage
Dans ces circonstances, essayons d’avancer quelque explication à l’apparition frappante de la réflexion artistique et scientifique sur la parole empêchée en Autriche, et remontons pour cela jusqu’au XIXe siècle :
– Vienne, métropole de l’Empire habsbourgeois, était, du point de vue sociolinguistique, marquée par une absenceabsence de synchronisation entre les différents espaces langagiers existant, les uns à côté des autres, sur un territoire réduit. Nous pensons, par exemple, à l’industrialisation qui s’établit sur une topographie sociale dominée par le cérémonial de cour de l’Ancien Régime et par les rituels, formules langagières et gestesgeste issus de l’Église catholique. Cet « espace public de la représentation » (Jürgen Habermas) prémoderne, ce « mode de vie » (Ludwig WittgensteinWittgenstein (Ludwig)) langagier, sensible, baroque et imagéimage, qui s’oppose à la modernité, entraîne avec lui une prise de conscience particulière de la nature et de la fonction du langage.
– La particularité linguistique de la variante autrichienne de l’allemand se caractérise par l’existence de glissements infiniment différenciés entre le dialecte et le haut-allemand. Dans le monde urbain qu’est la métropole viennoise, fait de puissantes structures hiérarchiques et d’asynchronismes, on demande aux différents locutrices et locuteurs de maîtriser une langue apte à s’adapter incessamment aux codes comportementaux et langagiers. Nous pourrions dire qu’on attend d’eux qu’ils soient toujours capables de prendre en charge une nouvelle langue.
– D’un côté, le rôle particulier de la censurecensure dans l’Autriche du XIXe siècle, tout comme sa durée, nuisent au libre usage de la parole et le mettent profondément à mal, provoquant un refoulementrefoulement et un déplacement