Il est d’autres lieux où la parole, le discours, la communication ont été pris dans les rets d’un paradoxe dont on s’est longtemps défié, tant il faisait peser des enjeux dangereux sur la raison narratrice et édifiante : peinturepeinture, sculpturesculpture, photographiephotographie, cinéma, théâtrethéâtre, dessins de presse où s’épanouissent les imagesimage, constituent des espaces incertains où le regard se nourrit autant du vide que des pleins, autant du silence que des bavardages, réfractaire à toute assignation univoque. Tel est l’objet de la dernière partie de cet ouvrage, consacrée à l’« Éloquence de l’imageimage ». Pourtant, en adossant l’image aux figures de l’éloquence, la théorie picturale de l’époque classique avait résolu de contraindre la puissance communicante de l’iconique dans les limites du discours, muselant le débordement de l’impliciteimplicite aux règles de l’Ut pictura poesis, l’assujettissant au paradigme langagier. La hiérarchie des genres était ainsi calquée sur la capacité des images à parler, à discourir parfois bruyamment, renvoyant à la catégorie des sans-grade la peinture « silencieuse » de la Nature morte.
C’est sur cette structure liminaire que Katalin Bartha-Kovács construit son analyse de la peinturepeinture de Georges de La TourLa Tour (Georges de) et plus particulièrement de ses scènes nocturnes. Car dans l’ombre tranquille et retenue de ses œuvres s’installe un mutismemutisme volontaire, figure formelle de la parole empêchée, sans doute garante d’une instauration sensible bien plus touchante qu’un bavardage diurne. À considérer la peinture sous l’angle de l’appareil conceptuel de la rhétoriquerhétorique, on en viendrait à perdre ce qui en constitue justement l’essence : le purement pictural, qui se situe à la limite du dicibledicible et de l’exprimable.
Retenue dont les artistes contemporains ont maintes fois fait preuve, tant s’est ouvert le droit des œuvres à « être », poursuivant sous l’analyse de Michel FoucaultFoucault (Michel) l’émancipation de leur existence : le fait artistique n’est pas un analogon affadi d’une parole insatisfaite, il se tient ailleurs, dans des formes parfois très pauvres, comme le confirme Pierre Baumann dans un rapprochement lumineux entre les cadres-poissons de Toni GrandToni Grand et l’étoffe du silence chez Le ClézioLe Clézio (Jean-Marie). De même, Ghislain Trotin s’attache à retrouver la place du vide dans la photographiephotographie, d’abord aléas technique d’un processus chimique mal maîtrisé, travaillé ensuite comme une tâche aveugle où se libèrent des espaces de disponibilité pour l’expérience esthétique. Mieux voir dans les figures contrariées, dans les représentations absentesabsence.
Le cinéma s’est aussi construit autour de contraintes techniques intéressantes dans le propos qui nous occupe ; d’abord muetmuet, puis bavardbavardage – trop bavard ? Véronique Héland, à partir de deux exemples (Le dernier des hommes, de W.F. MurnauMurnau (Friedrich Wilhelm), 1924, et un film parlant particulièrement volubile de 1959, Mirage de la vie, de Douglas SirkSirk (Douglas)), éclaire là aussi la force de l’empêchement de parole, retrouvant à la suite de Godard le pouvoir critique et herméneutique de l’imageimage dans le secretsecret de ce qui est saisi par la caméra. Stefanie Guserl, autour de deux films plus récents (Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre JeunetJeunet (Jean-Pierre), 2001, et Te doy mis ojos, d’Icíar BollaínBollaín (Icíar), 2003) ne dit pas autre chose fondamentalement. Leurs héroïnes quasi muettes font appel à l’image dans l’image (la peinturepeinture, le tableau) pour ne pas se raconter, ne pas dire ce qui les concerne, ce qu’elles sont, ce qu’elles vivent, laissant à l’iconique mutique la prise en charge biaisée de leurs sentiments. Que dire de la transposition cinématographique d’un roman, pétri de voix intérieures, de sentiments racontés ? l’exemple de L’élégance du hérisson, choisi par Kathrin Ackermann, se prête à cet exercice comparatiste ; que faire de ces monologues, tout entiers rendus à la seule visibilité des personnages ? comment reconstruire la diégèse lorsque l’intimitéintime se mure dans l’imageimage ?
Dernière instance, enfin, de l’empêchement de parole dans les pratiques artistiques contemporaines : celle du réel, celle du contexte de création où il ne s’agit plus seulement de représenter mais de présenter. En prenant place dans l’espace public, quelques artistes – Ernest Pignon-ErnestPignon-Ernest (Ernest), Lucy OrtaOrta (Lucy), Krzysztof WodiczkoWodiczko (Krzysztof), Mathieu PernotPernot (Mathieu) – manifestent leur soutien aux exclus de la sociétésociété et donnent la parole à ceux qui n’en disposent pas. Marie Escorne les appelle les « artistes porte-voixporte-voix » tant ils se font les hérauts des sans-grade, luttant contre des discriminations ailleurs ignorées et abandonnées au silence. Au théâtrethéâtre, Pierre Katuszewski relit les mises en scène de Pippo DelbonoDelbono (Pippo) sous l’éclairage de la présence mutique des acteurs singuliers que celui-ci engage dans sa troupe : acteurs hors-normesnorme, incapables de « jouer » une fiction mais bel et bien présents dans la puissance manifeste de leur temps sur scène, temps de vie et d’existence sans distance. Le metteur en scène, sciemment, fait monter la parole empêchée sur scène, rendant à l’expérience éphémère du spectacle tout son effet performatif. De cet effet performatifperformativité, il est aussi question dans la réflexion d’Élisabeth Magne : revenant sur la tuerie de Charlie HebdoCharlie Hebdo, celle-ci regarde l’arrachement contextuel qu’Internet fait subir au matériau iconique. Images flottantes parties ailleurs sans le terreau de leur culture, recontextualisées telles des étendards de violenceviolence, porteuses de pseudo-discours fabriqués loin de leur désinvolture originelle, les quelques caricaturescaricature incriminées interrogent la manière dont le discours se précipite encore et toujours au chevet de l’iconique qui s’en passerait volontiers.
Transséculaire et pluridisciplinaire, choisissant de faire dialoguer les époques autant que les différents modes d’expression, cet ouvrage veut mettre en évidence une réalité paradoxale et protéiforme, de tout temps présente : par-delà les raisons complexes et multiples qui l’empêchent, la parole n’est jamais rejetée définitivement dans les limbes du silence, mais parvient malgré tout à se faire entendre…
D.J.-R., S.F.M., P.K. et É.M.
I. Perspectives d’ensemble : les choses et les mots
Ce que la parole empêchée dans la littérature arthurienne peut nous dire…
Danièle James-Raoul (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)
Reprendre le dossier de la parole empêchée quelque vingt-cinq ans après avoir soutenu ma thèse sur ce sujet dans la littérature arthurienne et en avoir étudié, de manière très large, les causes, les conséquences et la manière, n’est pas chose aisée1. Dans le pan de cette littérature, élaborée au Moyen Âge autour de la figure tutélaire du roi Arthur, le motif de la parole empêchée génère un contenu narratif riche en rebondissements ou en réflexions et témoigne également d’affinités avec des structures profondes, situées aux niveaux anthropologique ou mythologiquemythologie. Il rencontre aussi, de manière plus spécifique, dans la sociétésociété et les mentalités, un courant de pensée, éminemment porteur et nouvellement affirmé à la fin du XIIe siècle et au XIIIe siècle, vivace dans la théologiethéologie et la prédication, qui réfléchit sur les rapports existant entre le silence et la parole ou sur leurs différents