La traditiontradition judéo-chrétienne se fait également sentir de manière évidente dans la présentation et la mise en scène de la communication qui régit les romans arthuriens, d’abord parce qu’elle impose une logique de pensée, ensuite parce qu’elle rencontre des échos dans l’actualité. Elle légitime le fameux proverbe qui dénonce la faillite de la parole : « La parole est d’argent, mais le silence est d’or ». La parole commune est en effet trop souvent encombrée de travers qui l’empêchent d’être vertueuse, c’est-à-dire à l’imageimage de la parole divine ou inspirée, qui est celle des Élus et en principe celle des ministres de Dieu. De cette langue perverse, qui souvent s’agite mal, ou trop ou à tort et à travers, naissent les maux qui obscurcissent la vie de l’homme : la moquerie, l’ironieironie, la médisancemédisance, la calomnie, l’imprécation, l’injureinjure, le mensongemensonge, la stupidité de la parole vaine ou le bavardagebavardage sont ainsi définis, examinés, étudiés, catalogués comme péchés de la langue par les théologiensthéologie de la fin du XIIe siècle. L’excèsexcès de parole ou bavardage, le multiloquium, est l’objet d’une grande attention : s’il n’est, certes, pas le péché le plus grave, il est le plus répandu et tend ainsi à être à l’origine d’autres péchés qui en découlent ; aussi, dès le début du XIIIe siècle, il est brandi comme l’emblème de la mauvaise langue5. Empêcher sa langue de bouger ou, pour reprendre les expressions consacrées, mettre une garde à sa bouche, mettre un frein à sa langue6, est l’idéal qui se développe, notamment par l’intermédiaire de la Règle de saint Benoît prônant la taciturnitétaciturnité dans les cloîtres ; plutôt ne pas parler du tout que trop parler, afin de ne pas succomber à cette multitude de péchés qui guettent la créature en pareil cas, plutôt limiter la communication que la laisser se développer n’importe comment, sur de mauvaises bases.
La sociétésociété prône elle aussi le silence dans ses codes ou ses règles et elle instaure couramment un climat de défiance envers la parole7. Si la parole est une ouverture de l’être sur autrui, si le discours répandu donne à apprendre et à prendre sur celui qui parle8, inversement, le silence, en tant que rétention de parole, est une défense de l’être. Tout ce qui touche à l’intimitéintime des êtres suscite des réserves ou des réticencesréticence de leur part, bien sûr, mais aussi de celle d’autrui, preuve que tout un chacun a nettement conscience que sa parole peut être une dépossession. Tout ce qui n’est pas déployé et exposé au grand jour s'enveloppe de mystère et provoque la curiosité et la démangeaison du questionnement répriméréprimer. La pudeur et le respect des convenances jettent le voile de la courtoisie. L’idéal aristocratique de la courtoisie, code de bienséance et de bonne entente entre des êtres semblablement bien nés et bien éduqués en des lieux choisis, enseigne en particulier à mesurer sa parole, à se garder de tout excèsexcès. En amour, en particulier, André le ChapelainAndré le Chapelain déclare dans son Traité de l’Amour courtoiscourtoisie, que « la volubilité, bien souvent, ne favorise pas ce sentiment. Car le beau parleur a trop l’habitude de décocher les flèches de l’amour et fait croire à tort qu’il possède toutes les vertus »9. Il arrive par ailleurs, poursuit-il, que « certains hommes en effet restent à ce point interditsinterdiction en présence des femmes qu’ils en oublientoubli les discours qu’ils avaient soigneusement préparés dans leur esprit »10. Plus généralement, se taire va à l’encontre des usages du monde, parce que justement c’est un refus de ce monde. C’est moins un art de gouverner l’autre qu’une manière de résisterrésistance à son emprise, et « jamais l’homme ne se possède plus que dans le silence »11. Aussi, en s’empêchant de parler de certains sujets, l’être tâche d’effacer, sinon d’annihiler, une partie du monde qui, pour telle raison ou telle autre, le gêne.
Les raisons qui peuvent expliquer l’empêchement radical de parler sont nombreuses, venues d’horizons et d’âges divers. Face à la parole, trop souvent et si vite galvaudée, mal employée, il existe une méfiance fondamentale, épaisse comme une enceinte de protection derrière laquelle se retrancher, qui pousse à se taire. Si le silence est prôné, ce n’est cependant, dans le monde imparfait des humains, que comme un pis-aller dont on ne saurait se satisfaire dans la durée ou bien comme une étape de réflexion indispensable qui doit alors déboucher sur l’épiphanie de la parole. Car, sagement réfléchie, porteuse de vertus et bienfaitrice de l’humanité, celle-ci demeure une nécessité, un but à atteindre : le Verbe s’est fait chair en la personne du Christ pour sauver le monde.
3. Une dialectique prometteuse du silence à la parole
Celui qui passe par l’épreuve du silence est mieux qu’un autre susceptible d’accéder à une bonne parole. Loin d’être le néant, le vide, le silence de la créature s’affirme comme plénitude, fécondité, seuil à franchir vers la connaissance puisque mode fondamental de la pensée. Rien d’étonnant, alors, à ce que, dès la plus haute Antiquité, le silence ait été lié à la religionreligion. L’adage de Salomon qui affirme l’existence d’un temps pour se taire et d’un temps pour parler1 a souvent été interprété à la lettre, dans un sens chronologique : le silence serait l’Avant de la Parole, non pas le néant, mais plutôt une chrysalide où l’être accomplit sa métamorphose et prépare ses discours futurs. Pour l’Église, en Dieu – mais en Dieu seulement, pur et parfait –, il n’y a pas alternance, succession, scission entre le silence et la parole, mais identification, alliance. Ainsi, la métaphoremétaphore de la « garde de la bouche » a toujours désigné deux objectifs : savoir se taire et savoir parler. L’élu est celui qui est soumis à l’empêchement de parole et aussi celui qui sera capable un jour de maîtriser avec bonheur la parole : cette propédeutique est porteuse d’espoirespoir, par-delà les souffrancessouffrance occasionnées, car, dans le silence, le héros démuni doit puiser en lui de nouvelles ressources pour élaborer sa personnalité. Il faut donc apprendre à se taire et la littérature aime à mettre en scène cet apprentissage qui conduit le personnage romanesque à acquérir un statut héroïque, qui tranche sur les autres destinées de la tribu. Le silence revêt ainsi le signe du destin ; quelle que soit sa motivation première, il ne figure jamais en annexe, mais détermine le point nodal de l’intrigue. S’abstenir de parler, retenir sa langue demandent des efforts car cela ne relève ni de l’évidence ni du naturel : c’est pourquoi le silence en tant que parole empêchée tend à l’ascèseascèse, parfois même explicitement préconisé comme châtimentchâtiment dans certains ordres religieux. Dans les romans arthuriens, il est toujours donné comme étant une épreuve dont il faut venir à bout.
En tant qu’il permet à l’homme d’accéder au divin notamment, au sublime de la perfection, le silence est ainsi valorisé comme instrument de vertu : il marque de son signe l’élu qui a vécu sous sa coupe, qui en connaît l’usage. Denys l’Aréopagite rappelle que, dans la hiérarchie céleste, plus l’ange est élevé et moins il dispose de mots, ce qui fait qu’à son sommet l’ange le plus élevé est muetmuet2. Il n’est pas étonnant, dès lors, que toutes les créatures humaines choisies par Dieu soient soumises au régime préalable de la solitude et du silence. Leur faculté de s’exprimer en porte même la trace – elle en est l’exemplarité – puisque les prophètes dans la Bible se signalent souvent par leur difficulté à s’exprimer. Dans la religionreligion juive, Moïse le tout premier sera bègue :
Moïse dit à Iahvé : « De grâce, Mon Seigneur, je ne suis pas beau parleur, ni d’hier, ni d’avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur, car j’ai la bouche lourde et la langue lourde ! » (Exode IV, 10)
IsaïeBible à son tour déclarera avoir « des lèvres impures »3. Et pourtant, Dieu va parler par la bouche de ses Prophètes. Mais cette observation dépasse en fait le cadre du judaïsme. Les Romains, comme les Grecs, pensaient ainsi que le bégaiementbégaiement était le signe d’une communication directe avec les dieux, et les prophétesses