4. Une écriture particulière : la rhétoriquerhétorique du silence
Sans doute, la coïncidence entre un schéma narratif dominant dans les textes arthuriens (de la parole empêchée à la bonne parole) et le discours tenu à la même époque par l’Église n’est-elle pas fortuite. Alors que les bienfaits du silence ou de la taciturnitétaciturnité sont soulignés avec force, le Verbe tel qu’il apparaît dans l’éclat de sa sainte vertu et de sa toute-puissance dans la BibleBible et chez les Pères de l’Église est montré comme un modèle idéal à atteindre. Comment ne pas comprendre qu’une telle tension se soit nécessairement répercutée dans la forme même de ces romans ? Hantée par le silence, la littérature arthurienne en endosse les effets. Sa rhétoriquerhétorique est rhétorique du silence : un impossibleimpossibilité à dire, toujours repoussé dans la narration, de façon infernale, puisque cela aboutit à une confiscation du discours par les maîtres arthuriens qui n’en finissent pas d’écrire, à défaut de parler. J’irai plus vite sur ce dernier point, pourtant l’un des acquis essentiels de ma thèse, mais plus spécifique que ceux qui précèdent, sans doute, et engageant souvent des formes propres à l’écriture des romans arthuriens.
Au plan lexical tout d’abord, s’impose le paradoxe d’une parole qui est comme indicibleindicible. Les mots sont le lieu de silences. L’idée d’une incommensurabilité de la pensée et du langage vient du fonds de l’Antiquité et génère ce que Ernst Robert Curtius a nommé les topoï de l’ineffableineffable1 : l’auteur y proteste de son incapacité à traiter d’un sujet ou bien ne trouve pas de mots pour le célébrer dignement ou encore se résout à ne pas tout dire, tant les faits sont nombreux et nécessiteraient de développements. Il s’attire ainsi la captatio benevolentiae de son public2. Ce type de stéréotypestéréotype est d’un emploi fréquent chez les auteurs médiévaux, mais avec des variations de sens notables par rapport à ce que l’on trouve chez les auteurs latins. Rapidement, dès Chrétien de TroyesChrétien de Troyes, ce type d’allégations, encore présent sous sa forme traditionnelletradition chez son prédécesseur Wace, est subtilement dévié, mettant en cause non plus l’écrivain lui-même (je ne sais pas dire), mais les essentielles carences du langage, qui rendent la tâche impossible pour tout écrivain (nul ne saurait le dire), aussi parce que la richesse, l’exceptionnelle beauté ou la complexité du monde et de ses créatures empêchent une représentation exhaustive et fidèle, rendue de ce fait superflue (tant que je ne pourrais pas le dire ou de cela je n’ai pas envie/besoin de parler). L’inutilité du discours, vain et de ce fait ennuyeux pour le public, devient ainsi sa dispense.
La structuration de l’œuvre est, quant à elle, de plus en plus strictement et précisément délimitée par une rhétoriquerhétorique de la rupture, du discours brisé, suspendu et toujours repoussé. Sa mise en place en est progressive sur plusieurs fronts. La littérature arthurienne est d’autant plus obligée de se plier à de nouvelles techniques narratives que son épanouissement coïncide avec une modification de sa réception qui, naguère oraleoralité, devient visuelle, le lecteur supplantant peu à peu l’auditeur. Jusque-là le roman, écrit en vers, fait pour être entendu morceau par morceau, suivait une conduite fondamentalement linéaire, avec des arrêts réguliers qui scandaient l’histoire, en facilitaient le mode de délivrance et de réception, remotivaient l’attention du public, toujours enclin à la distraction. Avec les bouleversements conjoints de la lecture, qui devient exercice personnel et silencieux, et du mode d’écrire en prose, qui va de pair avec un grossissement de l’ouvrage, la nécessité se fait sentir d’intégrer des sortes de marque-page destinés à rythmer l’histoire. La littérature arthurienne, comme les autres productions non romanesques de l’époque, va formaliser, dans sa rhétoriquerhétorique, de multiples pausespause parfaitement adéquates aux nouveautés. Les pauses descriptives sont presque toujours nettement encadrées, ce qui tend à les montrer comme des sortes de sorties de l’histoire nettement esthétisées ; au fil du temps, elles tendent cependant à l’allègement, diminuant de volume, se raréfiant ou étant intégrées plus discrètement dans le tissu narratif. L’évolution des digressions va dans le sens inverse. Boudées dans les romans en vers comme des boursouflures disgracieuses qui perturbentperturbation la bonne marche et l’harmonie de l’histoire, ces passages, quand ils procurent le plaisir des commentaires discursifs personnels et participent de l’efflorescence du roman en prose, s’affirment peu à peu comme un ornement de plus en plus important et présent. Conduisant l’anachronie, comme les prolepses ou les analepses, la digression devient assez banale : sa valeur phatique avérée tend à en multiplier les occurrences dans le roman en prose, quand la mémoiremémoire est rudement sollicitée par l’énormité de la matière à engranger. Elle dérive l’attention, masque ou diffère parfois ce qui était attendu, souligne que l’on n’a jamais tout dit, que l’on peut toujours en dire plus. La narration enfin, en se dotant de cadres entrelacés fermement agencés, favorise la prolifération des aventures, toujours à continuer : à des intervalles irréguliers, l’écrivain balise son texte et indique à la fois son renoncement à poursuivre dans la même voie, en suivant le même personnage, et son choix de reprendre la voie empruntée naguère par tel ou tel de ses autres héros. L’histoire se constitue dès lors par ajouts successifs, en se référant constamment à elle-même et en enregistrant soigneusement les ruptures ; elle s’affiche aussi comme telle, dans toute sa puissance, parce qu’elle s’intéresse conjointement à plusieurs personnages situés en des lieux différents au même moment ou à des époques différentes. La visée romanesque s’affirme comme globalisante, en même temps qu’elle affiche « une vision synoptique et plurielle d’un espace-temps romanesque qui, théoriquement, ne connaît plus de limites »3. Mais plus l’auteur-narrateur semble vouloir retenir dans ses rets le texte pour l’empêcher de filer, et plus il donne paradoxalement la possibilité ou le désir de reprendre l’ouvrage et de le continuer.
En définitive, entre le discours tenu par le narrateur, qui affirme sans arrêt son désir de ne pas s’épancher, de ne pas se laisser déborder dans son traitement de sa matere, et le conte, qui tente de prendre le pouvoir et d’affirmer sa suprématie, en dehors de toute contrainte, s’esquisse un infernal compromis qui est celui d’une nouvelle poétique. La rhétoriquerhétorique mise en place pour limiter, cadrer précisément le discours, aboutit en définitive toujours à un même effet : le ré-générer. Or, cet effet est d’abord un effet de lecture : impression est donnée que l’écrivain arthurien intègre dans son écriture des marges d’interprétation, de suppléance pour le destinataire de l’œuvre, où celui-ci pourra s’investir, qu’il pourra investir. Plaisir de la fiction romanesque fondé sur la surprisesurprise, où l’on se doute parfois de ce qui va advenir mais en ignorant comment cela se produira… La littérature arthurienne, par-delà sa multiplicité de formes ou de sujets et son amplitude chronologique, me semble ainsi se définir en propre, au moins autant que par son monde fictionnel breton, par ce que j’ai appelé son pacte littéraire (expression forgée sur le modèle du « pacte autobiographiqueautobiographie »4 défini par Philippe Lejeune). Elle se caractérise en effet par une écriture et une lecture (ou, plus généralement, une réception) particulières, la rhétorique du silence et la glose du lecteur qui s’en trouve, elle, sans cesse stimulée, continuée et renouvelée. Le pacte littéraire arthurien est ce contrat qui dit explicitement au lecteur-auditeur qu’il a justement sa place dans l’œuvre considérée : les blancs du texte – ellipsesellipse voulues ou latitudes symboliquessymbole – lui sont réservés et le récepteur partage dès lors avec l’auteur le privilège de la création artistique.
Comme un avatar de la rhétoriquerhétorique du silence, les imagesimage prennent aussi une importance accrue, y compris dans la matérialité manuscrite. Elles peuvent exprimer ou prendre en charge ce qui n’est pas dit. Alain de LilleAlain de Lille soulignait déjà que « là où la langue échoue, c’est la peinturepeinture qui parle »5. La rhétorique de ce temps est à envisager dans ses rapports à la peinture, dit Alain Michel, en ce qu’elle lui fait concurrence6. On sait aussi que, dans l’art de l’époque, la peinture, qu’elle soit