La parole empêchée. Группа авторов. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Группа авторов
Издательство: Bookwire
Серия: études litteraires françaises
Жанр произведения: Документальная литература
Год издания: 0
isbn: 9783823300779
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de parole et sa présence, générant aussi la mise en place de moyens d’expression spécifiques forgés progressivement par les écrivains. Réfréner la parole oblige en effet à poursuivre le discours, à essayer de dire ce qui n’a pas été encore dit : l’empêchement de parole, sensible dans une rhétoriquerhétorique particulière, que j’ai appelée la rhétorique du silence, dont l’emblème pourrait être le Graal, est responsable d’une prolifération rapide du discours arthurien.

      Mais, à l’évidence, ce motif qui rayonne sur la littérature arthurienne trouve à s’épanouir et à s’exprimer également ailleurs, en transcendant le temps, sous des formes similaires ou différentes, littéraires, artistiques ou plus quotidiennes, ancrées au fil des situations de la quotidienneté : cet ouvrage en témoigne. Je voudrais ici, dans cette étude, revenir sur certains points choisis qui me semblent pouvoir justement entrer en résonancerésonance avec ce que nous offrent ces autres points de vue.

      1. De la ChuteChute à la Pentecôte en passant par BabelBabel

      La BibleBible met en évidence l’histoire d’une parole originelle perdue puis retrouvée, ôtée puis restituée par Dieu à l’homme, restituée au moins à quelques élus. L’histoire explique que l’usage de la parole vraie, bonne, pleine de force, telle qu’elle devrait être employée, est en réalité difficile, perverti : l’homme se heurte à une captivité essentielle de la parole qui n’arrive pas à se déployer, à trouver son épanouissement, soit par excèsexcès, soit par manquemanque, soit par une quelconque déviance. La Bible semble dire que ce serait même là une caractéristique de l’humanité, de la vie sur terre.

      La consommation du fruit défendu, en premier lieu, s’impose comme un épisode qui met clairement en scène ces enjeux et qui s’offre comme la matrice contenant en germe bon nombre des schémas arthuriens. Tout commence avec le péché originel : il y a un avant et un après la ChuteChute, c’est bien connu. Or, le péché originel est d’abord un péché de bouche1, à tous les sens du mot. C’est, d’une part, un péché de gourmandise, qui entraîne la consommation d’un fruit défendu appétissant. C’est, d’autre part, un double péché de parole : la persuasion du démon passe par la langue bifide du serpent et c’est assurément une parole fourbe, pleine de duplicitéduplicité ; la parole humaine, mue par l’orgueil, s’oppose à l’interdictioninterdiction divine et incite l’homme à obéir à sa femme. Or, devenus les égaux de Yahvé Élohim, grâce à la science du bien et du mal, l’homme et la femme sont chassés du jardin d’Éden, pour éviter qu’ils ne consomment maintenant de l’arbre de vie et vivent à jamais. Mortels ils resteront désormais, lourds de leur culpabilitéculpabilité originelle. L’aventure de l’humanité peut ainsi commencer… Mais l’épisode de la tour de BabelBabel où les langues furent confondues et les hommes dispersés sur la surface de toute la terre2, très vite, vient renchérir sur l’histoire de la Chute. La parole, de nouveau moyen du délitdélit humain, est frappée de l’anathème divin : en étant scindée en plusieurs autres elles-mêmes, elle ne peut plus permettre aux hommes de communiquer et d’unir ainsi leurs forces, de réaliser leur outrance ; elle se coupe, en outre et surtout, de ses origines divines, ne les gardant plus qu’à l’état de traces, et laissant de façon durable l’humain à la recherche de cette langue-mère adamique perdue. La multiplicité des langues, c’est-à-dire, en fait, l’impossibilitéimpossibilité de la communication, est le signe de l’humaine condition. Mais tout n’est pas perdu, puisque, de nouveau, le jour de la Pentecôte, le don des langues, c’est-à-dire la capacité de s’exprimer parfaitement dans des langues étrangèresétranger qu’ils n’avaient pas apprises (Actes des Apôtres II, 1–41), est accordé aux apôtres pour leur permettre de réunir ceux que, justement, la Tour de confusion avait séparés et rendus étrangers les uns aux autres. La parole empêchée est donc libérée et cette scène de glossolalie ne peut se comprendre que comme l’extrême inverse de la scène de confusion des langues à BabelBabel.

      Retrouver la parole originelle perdue qui rayonne de force et de véritévérité, qui apprend à distinguer le bien et le mal, telle est peut-être la destinée de l’homme, la parole empêchée étant là comme le signe d’une culpabilitéculpabilité qui grippe les rouages du microcosme… Du moins, ce schéma prend-il corps dans les narrations arthuriennes qui s’épanouissent avec le nouveau genre du roman et ne demandera-t-il qu’à être repris, peut-être parce qu’il correspond aussi à quelque chose de profondément ancré dans l’humanité.

      2. Pourquoi empêcher la parole ?

      On est surpris de constater la rémanence jusqu’à aujourd’hui du faisceau des causes observées dans cette littérature médiévale et préconisant ou instaurant des règles d’usage de la parole et du silence, suscitant des interdictionsinterdiction ou des obligations : le fonds mythologiquemythologie, la traditiontradition judéo-chrétienne et la position de l’Église, les codes psychologiquespsychologie et sociaux s’étaient imposés dans ma thèse de doctorat comme raisons essentielles expliquant la récurrence de la parole empêchée.

      L’univers arthurien se donne en effet comme un monde malademaladie d’une mauvaise communication : la parole qui circule s’y trouve sans arrêt dévoyéedévoiement, entravée, gênée, mutilée ; les êtres et les choses s’en trouvent déconnectés. La parole empêchée réprime ainsi la communication sous des formes multiples. Pleine de fiel et d’agressivité, elle se veut nuisance pour l’autre, elle dit l’absenceabsence de considération, de respect, de transparence ; elle prend notamment la forme de déviances élémentaires et communes : l’ironieironie acide, la mordante raillerieraillerie, l’injureinjure violenteviolence, la médisancemédisance méchante ou stupide, le mensongemensonge. Elle peut aussi revêtir la forme d’une absence de mesure : se dissimuler dans le langage elliptiqueellipse ou métaphoriquemétaphore, sombrer dans l’excèsexcès du bavardagebavardage, de la vacuité, de la légèreté, advenir à contretemps, au mauvais moment. Enfin, au pire, la parole empêchée peut être une complète rétention qui dynamite la communication et la rend complètement défaillante : c’est le cas de ceux qui ne parlent pas, soit qu’ils ne le peuvent pas, soit qu’ils ne le veulent pas.

      La proximité de la merveille, dans l’éblouissement qui l’auréole, peut immobiliser la langue de celui ou celle qui en fait l’expérience ou, moins définitivement, réguler sa parole, l’amoindrir en volume mais non pas en importance sous la forme du secretsecret. Les énigmes à résoudre, qui, au sein des narrations, aimantent en particulier l’attention de l’auditeur-lecteur, signent une forme d’empêchement de parole spécifique, à lire de surcroît comme des symptômes très particuliers : dans la lignée antique inaugurée fameusement par Œdipe, on sait que les énigmes sont souvent à rattacher à une relation incestueuse1. En tant que communication excessiveexcès et désastreuse qui unit ceux qui ne devraient pas l’être, l’incesteinceste se traduirait par une impossibilitéimpossibilité de communication oraleoralité franche et directe : d’où l’énigmeénigme et le silence comme symptômes de ce qui couve. Même si John Revell Reinhard estime que, dans les mœurs et la littérature celtiques, « de tels liens consanguins ne semblent pas avoir encouru de geis », « les relations maritales étant très libres et l’adultère commun »2, leur traitement littéraire est fort différent. D’une part, l’inceste n’affleure pas ouvertement dans nos textes arthuriens : il est un tant soit peu cachécaché – le contraire est très rare –, source de mystère. D’autre part, les silences des êtres et des textes qui font écran traduisent fréquemment cette relation surdéterminée qu’est l’inceste. Celui d’Arthur – le roi muetmuet ou taciturnetaciturnité à partir des romans de Chrétien de TroyesChrétien de Troyes – avec sa demi-sœur Anna3, ne fait aucun doute ; il est mentionné explicitement comme tel, certes non chez Geoffroy de MonmouthGeoffroy de Monmouth ou chez Wace, mais dans l’Estoire del Saint Graal et dans le roman du Huth-MerlinMerlin ; il en est de même pour Silence, dans le roman éponyme, qui épouse pour finir son aïeul Ébain, comme en juste récompense de sa conduite exemplaire. L’inceste qui plane sur Perceval