– Le théâtrethéâtre populaire viennois de Johann NestroyNestroy (Johann) a pu se développer en tant que satire consciente de ce régime politique et sociologique de la parole empêchée. Dans le langage ludique de Nestroy, l’instance castratrice qu’est la censurecensure évolue sur la scène théâtrale. La transgression des limites strictes de ce qui peut être dit devient un événement lorsque l’auteur, maniant le jeu de mots, la relie avec les pulsions inconscientes de l’homme ou encore lorsqu’il met en scène la réalité sociale du peuple, d’ordinaire absente de la littérature, au moment même où naît le mouvement ouvrier. Ainsi, le langage et la parole, tout comme leurs limites et le dépassement de ces limites, sont éclairés en termes théâtraux et trouvent leur expression dans des aphorismes et des répliques philosophiques et politiques percutantes.
3. Libérer la parole de la « tétanie »
Autour de 1900, la Wiener Moderne élève la conscience du langage issue du théâtrethéâtre populaire au rang d’une philosophie critique du langage. Karl KrausKraus (Karl) voit dans la sensibilité langagière du théâtre populaire de NestroyNestroy (Johann), disparu cinquante ans auparavant, la préfiguration de sa propre philosophie critique du langage. Dans son essai paru en 1912, « Nestroy et la postérité », il considère ce dernier comme « le premier satiriste allemand / dans l’œuvre duquel le langage se soucie des choses ». Nestroy a libéré « la parole d’une tétanie »1, écrit-il, en pensant à la réalité socio-politique du langage au XIXe siècle, meurtri et bloqué par la censurecensure. Les termes employés montrent que Kraus devait avoir en tête sa propre époque, aux prises avec le cliché journalistique.
Avec le mot « tétanie », entre en jeu chez Karl KrausKraus (Karl) qui méprise pourtant la psychanalysepsychanalyse, un savoir qui nous renvoie inévitablement à cette discipline reine de la Wiener Moderne. Libérer « la parole de la tétanie », est précisément l’intention séminale de la technique de la cure psychanalytique qui, par sa méthode scientifique, voudrait sortir de la parole bloquée pour arriver à l’association libre. L’approche analytique de FreudFreud (Siegmund) vise encore à repérer systématiquement les dérangements symptomatiques de la parole quotidienne, « la psychopathologiepathologie du quotidien ».
Dans la littérature autrichienne du XIXe siècle, on trouve, avant et en même temps que NestroyNestroy (Johann), une autre forme littéraire de réflexion critique sur le langage, inspirée cette fois-ci par le mouvement mystiquemystique. C’est celle développée par GrillparzerGrillparzer (Franz) dans son œuvre dramatique. Un demi-siècle plus tard, cette mystique deviendra la forme caractéristique de la réflexion moderne sur le langage. La comédie de Grillparzer sur le langage et la véritévérité, Weh dem, der lügt ! (Malheur à qui ment, 1838), est encore un phénomène isoléisolement au sein de la littérature autrichienne de l’époque. En 1838, la représentation au Hofburgtheater de Vienne fit même scandale et poussa l’auteur au silence. Dans cette comédie, on trouve, par bribes, les premières tentatives de libération d’une prisonprison d’idiomatismes stéréotypésstéréotype dont on voit qu’elles mènent au mysticisme. Le personnage principal, le commis de cuisine Léon, identifie les formules issues du Tauschprinzip (« principe de l’échange ») qui faussent l’expression : « Herr, was gebt ihr mir ? », demande-t-il à l’évêque et, dans la phrase suivante, il corrige cette imageimage linguistique dont il est prisonnier (au sens où l’entend WittgensteinWittgenstein (Ludwig)) : « Das ist’ne Redensart, ich fordre keinen Lohn »2 (I, vv. 325–326). Tandis que Léon est incapable de saisir les règles douteuses d’un discours dominé par la possession et le pouvoir, les autres, soit les personnages proches de lui, pointent du doigt une véritévérité différente. Ainsi l’évêque évoque la pleine vérité des choses en tant qu’elles sont de nature immédiate : « Wahr sind sie, weil Dasein Wahrheit »3 (I, v. 151). Edrita, à son tour, rappelle la vérité mystique du silence : « So laß uns schweigen denn, dann sind wir am wahrsten »4 (IV, v. 1347).
Dans le Tractatus logico-philosophicus (1920) de WittgensteinWittgenstein (Ludwig), ce tournant mystiquemystique vient conclure une explication purement logique :
6.522 Es gibt allerdings Unaussprechliches. Dies zeigt sich, es ist das Mystische.
[…]
6.54 Meine Sätze erläutern dadurch, daß sie der, welcher mich versteht, am Ende als unsinnig erkennt, wenn er durch sie – auf ihnen – über sie hinausgestiegen ist. (Er muß sozusagen die Leiter wegwerfen, nachdem er auf ihr hinaufgestiegen ist.)
Er muß diese Sätze überwinden, dann sieht er die Welt richtig.
7 Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen. 5
Presque vingt ans auparavant, l’attrait pour un langage mystiquemystique a fait naître l’un des textes fondateurs de la Modernité. La lettre de Lord Chandos, imaginée par Hugo von HofmannsthalHofmannsthal (Hugo von) (1902), raconte comment le personnage qui écrit une lettre est projeté hors d’un discours déformé par les stéréotypes et devient, dès lors, capable de s’unir plus librement et plus ouvertement au monde qui l’entoure grâce au silence. Cette lettre de Lord Chandos est, d’une certaine manière, l’acte de naissance de la critique du langage dans la littérature autrichienne des années 60. Ingeborg BachmannBachmann (Ingeborg) a cité ce célèbre passage portant sur l’érosion du langage dans la première de ses leçons de poétologie données à l’Université de Francfort, au début des années 60. Par ailleurs, l’une des nouvelles d’un ouvrage paru deux ans plus tard, Das dreißigste Jahr (La trentième année, 1961), qui s’intitule « Alles » (« Tout »), traite de « alles, was der Fall ist » (« tout ce qui arrive ») par le langage. « Die Welt ist alles, was der Fall ist »6 : telle est justement la première phrase du Tractatus de WittgensteinWittgenstein (Ludwig).
Dans la lettre fictive, le noble correspondant rend compte à Francis BaconBacon (Francis) de son expérience de l’érosion du langage et, avec elle, du déclin qui le mène vers une solitude effrayante. « [D]ie abstrakten Worte, deren sich doch die Zunge naturgemäß bedienen muß, um irgendwelche Urteile an den Tag zu geben, zerfielen [ihm] im Munde wie modrige Pilze »7 : c’est là une formulation qui a fait date. « [A]uch im familiären und hausbackenen Gespräch [wurden ihm] alle die Urteile, die leichthin und mit schlafwandelnder Sicherheit abgegeben zu werden pflegen, so bedenklich, daß [er], aufhören mußte, an solchen Gesprächen irgend teilzunehmen »8. Il y a là précisément un tournant puisque le regard sur le langage devient celui du chercheur, ce qui donne à voir l’omniprésence de la réflexion littéraire et scientifique dans la modernité classique :
Mein Geist zwang mich, alle Dinge, die in einem solchen Gespräch vorkamen, in einer unheimlichen Nähe zu sehen: so wie ich einmal in einem Vergrößerungsglas ein Stück von der Haut meines kleinen Fingers gesehen hatte, das einem Blachfeld mit Furchen und Höhlen glich, so ging es mir nun mit den Menschen und ihren Handlungen. Es gelang mir nicht mehr, sie mit dem vereinfachenden Blick der Gewohnheit zu erfassen. Es zerfiel mir alles in Teile, die Teile wieder in Teile, und nichts mehr ließ sich mit einem Begriff umspannen. 9
L’autre tournant, celui qui vient libérer le langage, le mène toutefois vers une ouverture et une osmose mystiquemystique nouvelle avec le monde.
4. Traumatismes de guerreguerre
Après la guerreguerre, Hugo von HofmannsthalHofmannsthal (Hugo von), l’un des va-t-en-guerre les plus virulents de la Première Guerre mondiale, établit dans la comédie que nous avons déjà