L’on pourrait repérer cette tension ou cet écart dans la réception sur l’ensemble de son travail, particulièrement protéiforme : peinturepeintures/performancesperformativité3, sculpturesculptures4, livres5, ainsi que d’importantes collaborations plasticiennes6, cinématographiques7, théâtralesthéâtre8, chorégraphiques9.
La première tension est celle du statut des œuvres. Pour celle qui se réclame des hétérodoxes naïfs – le Facteur Cheval, le Douanier Rousseau – autant que de figures de l’art reconnues – peintres siennois, Goya, Picasso, ou Bosch –, celle qui clame « à bas l’art pour le salon »10, celle dont la visite du parc Güel de Gaudi à Barcelone décidera de sa vocation, ses objectifs, artistiques et populaires, semblent atteints. Son travail est un terrain de jeu concret pour les enfants autant qu’il est un espace intellectuel ouvert, pétri de références pour ceux qui ont grandi. À la fois à la pointe de l’avant-garde, à l’heure où celle-ci était un critère d’évaluation artistique et très proche de l’art brut, l’œuvre de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) marie et manie de nombreuses contradictioncontradictions, même pour qui ne connaît pas sa biographie.
Ses œuvres les plus connues, au premier regard, relèvent principalement de l’aspect ludique, coloré, enfantin : une fontaine qui asperge et tourne, de toutes les couleurs ; de la peinturepeinture qui explose sous les tirs d’une carabine, que les participant·e·s sont invité·e·s à manier, comme à la fête foraine ; de grosses nanas, énormes et semblant pourtant légères, une jambe en l’air, ornées de couleurs vives et de motifs naïfs ; des sculptures dans lesquelles on peut rentrer, jouer et même habiter (Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) elle-même loge dans l’Impératrice le temps des travaux du Jardin des Tarots). Ces sculptures, que nous pourrions appeler « habitables » (Hon, 1966, Golem, 1972, Cyclop, 1994, Jardin des Tarots, 1997, Arche de Noé, 2000, Queen Califia’s Magic Circle, 200311) génèrent un environnement merveilleux, tiennent du jardin d’enfant autant que d’une Gesamtkunstwerk, fourmillent de détails et brillent comme des jouets.
Mais en remontant les courants qui ont donné forme à ces œuvres joyeuses, on trouve pourtant d’inquiétantes monstruosités : les matrices des nanas sont de terribleterreurs hauts-reliefs, concrétions macroscopiques et microscopiques des clichés des rôles féminins (mères, mariées, sorcières et parturientes12) ; les tirs quittent souvent l’abstraction et deviennent les cibles d’un art qui tire sur la religionreligion13 comme sur le patriarchepatriarcat14.
À suivre le fil métaphoriquemétaphore du tir, nous pourrions affirmer que les œuvres de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) sont à plusieurs coups : après le ludique, le coloré et l’enfance, – la colère, la violenceviolence et la douleurdouleur, et, en dernière analyse, un art engagé, si tant est qu’un art le soit si l’artiste l’est aussi, ce qui est assurément le cas de Saint Phalle.
Un livre de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de), Mon secretsecret, donne la clé qui permet de comprendre l’écart entre les différentes réceptions possibles de son œuvre, de la joie à l’horreurhorreur, de saisir à la fois la référence à l’enfance et la colère, la violenceviolence, la révolte qui la traversent, que celles-ci affleurent avec évidence ou qu’elles soient presque cachécachées. Ce secret, Saint Phalle l’a gardé pendant de nombreuses années. Le livre fait état de ce qui s’est passé lors de « l’été des Serpents », en 1942 ; il est écrit en 1992 et publié deux ans après : « L’été des Serpents fut celui où mon Père, ce banquier, cet aristocrate, avait mis son sexe dans ma bouche »15.
Un violviol incestueux, donc, subi à l’âge de onze ans, et qui aura attendu cinquante ans pour être dévoilédévoiler, car il a été constitué sur plusieurs couches de silence.
1. Silence dans la famillefamille
La famillefamille, c’est l’endroit même où se passe l’agression, et aussi celui où l’on ne peut pas en parler. C’est parce qu’on ne peut pas en parler que l’agression est possible. Et, plus encore, c’est pour rendre l’agression possible qu’on apprend aux enfants à ne pas parler. Et, quand bien même les enfants pourraient parler, quels mots pourraient être utilisés pour décrire ce qui est subi ? Il y a « mise sous terreurterreur » autant qu’« absenceabsence de mots »1 : « Si j’avais osé parler, que se serait-il passé ? Je pense que mon Père aurait tout nié et que j’aurais été battue pour avoir inventé de telles infamies ».
Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) imagine rétrospectivement un déni de l’agresseur et une punition (corporelle) de la victimevictime. Dans sa famillefamille comme dans les autres familles incestueuses, il n’y a pas désordre, mais un « ordre socialordre social alternatif et impensé »2 : d’importantes et rigides structures qui rendent le violviol, et le silence autour du viol, possibles. « Cet ordre comporte, comme tout ordre social, ses propres valeurs, ici bien particulières et déclinées autour du silence. Ses normenormes de l’acceptable (le viol répétérépétition d’enfants de la famille, l’autodestruction et/ou le suicidesuicide de certains membres de la famille, par exemple) et ses normes de l’inacceptable : parler des violences sexuellessexualité »3.
Il apparaît que le silence n’est pas une conséquence ou un effet indirect du violviol incestueux, mais bien sa condition, sa règle, son élément fondateur. Stéphane La Branche en fait une des quatre règles de l’incesteinceste ou de la co-dépendance, avec la rigidité, la dénégation, et l’isolementisolement4. La rigidité semble particulièrement caractériser l’aristocrate et très catholique famillefamille Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) : « Dans notre maison, la moralemorale était partout : écrasante comme une canicule ».
Un autre des éléments de manipulation incestueuse est « l’effort pour rendre l’autre confus »5. Il est, à vrai dire, consternant d’observer que le père de Niki de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) y soit parvenu au point que celle-ci, âgée alors de soixante-neuf ans, reprenne l’invraisemblable expression qui fut la sienne pour qualifier ce qu’il lui a fait subir. Sur le rabat de la couverture de Traces, Saint Phalle parle de l’incesteinceste en ces termes : « Depuis l’âge de vingt ans, j’ai essayé toutes sortes de psychothérapiethérapies. Je cherchais une unité intérieure que je ne trouvais que dans le travail. Je voulais pardonner à mon père d’avoir essayé de faire de moi sa maîtresse lorsque j’avais onze ans »6.
C’est la seule évocation de l’incesteinceste, qui n’est jamais clairement nommé dans l’ouvrage Traces lui-même, mais suinte de nombreuses pages7. Seul Mon Secret livre la véritévérité crue. Et cite une lettre envoyée par le comte à sa fille majeure, quand celle-ci sortait d’une clinique où elle fut traitée à l’insuline et aux électrochocs pour dépression sévère :
Quelques semaines après ma sortie de l’hopital mon Père, PAPA, m’écrivit une lettre qui me parvint un vendredi après-midi et pendant deux ans, à la même heure, chaque semaine, j’aurais une migraine qui durait 24 heures et je resterais térrassée dans mon lit. Cette lettre était une confession. La nouvelle de mon internement avait bouleversé mon Père. Il était assailli par le remord, il voulait se faire pardonner : « Tu te rappelles certainement que lorsque tu avais onze ans, j’ai essayé de faire de toi ma maîtresse ? » écrivait-il. Je ne me souvenais de rien. L’oublioubli me protégeait d’une véritévérité insupportable.
La