Le cas du Cœur cousu est autrement complexe, car il s’agit d’évoquer en Frasquita non seulement une femme mais une mère et, par-delà, toute une lignée féminine. Aussi deux voix se relaient-elles tout en s’emboîtant afin de parler pour cette femme réduite au silence : celle de sa fille aînée, Anita la conteuse, et celle de sa benjamine, Soledad l’écrivaine. Comme sa mère naguère le don de la broderie, Anita a reçu celui de la fable. Elle ne détient donc pas la parole sous sa forme naturelle de communication, mais comme un talent magique. Née muetmuette, elle engrange le « flot de paroles »5 de sa mère – qui empêche la sienne –, puis les confidences des autres, ainsi que toutes les histoires des livres. C’est le jour de son initiation d’adolescente que, les mots coulant soudain par sa voix, elle se met à raconter l’histoire de sa mère. La puissance de son imaginationimagination offre un doublet merveilleux et infiniment multiple à l’existence de la pauvre errante et de sa grappe d’enfants misérables. De soirée en soirée, la légende (l’épopée, le mythe, le poème infini – « tissu de mensongemensonges », disent aigrement les voisines), se dévide en variantes, dramatise, élude, magnifie. Non contente de (re)créer le passé, elle se fait prophétie, invente la vie à venir, façonne le destin des enfants. Bref, sa parole est investie de la puissance de la poésie et de la magie, et conserve la dimension charnelle de la caresse : ses mains « sont des fleurs agitées par le souffle chaud du rêve »6.
En transférant le récit d’une sœur à l’autre, Carole MartinezMartinez (Carole) romance également la problématisation du passage à l’écriture. Anita ayant juré de ne pas avoir d’enfants avant d’avoir marié toutes ses sœurs, elle endort chaque soir son mari avec ses contes afin d’assurer l’abstinence sexuellesexualité. Le jour où sa jeune sœur la délie de son serment signe la fin de la traditiontradition oraleoralité. Soledad ayant renoncé à la vie du corps et découvert son don sous forme de cahier, d’encre et de plume, elle s’attelle à la rédaction, passe « des nuits de papier dans la cuisine déserte »7. Elle poursuit la quête d’une mère dont le manquemanque aimante son entreprise, et, traquant la douleurdouleur au fond des épisodes tragiques, achève l’histoire de la fratrie maudite. Le matériau qu’elle travaille de sa plume entremêle souvenirsouvenirs et rêves personnels avec les fables de l’aînée. La voix de Soledad sert de cadre qui enserre l’ensemble de la fiction : le prologue la montre inaugurant l’écriture, elle reprend la parole au début de la troisième partie qui la voit naître, y intervient à plusieurs reprises et assure la clôture de l’ouvrage. L’auteure souligne la distanciation apportée par le travail d’écriture. Loin de se glisser complaisamment, comme sa sœur, dans « les ténèbres du mythe »8, Soledad cherche à couper le fil maudit qui transmet l’héritage de douleur des femmes. Son exploration des profondeurs a des fins cathartiques : « écrire [s]a mère pour la faire disparaître »9, et avec elle tous ses secretsecrets qui « croupi[ssent] dans [le]s ventres »10 de ses filles. « Mon lumineux cahier sera la grande fenêtre par où s’échapperont un à un les monstres qui nous hantent »11.
Le roman
Les deux livres ont bien des défis à relever. Comment intégrer au texte la notion de mutismemutisme ? Les paroles refouléesrefoulement ? Les contes lancés au vent ? Si « ce qui n’a jamais été écrit est féminin »1, comment ce féminin peut-il s’écrire sans se trahir ?
Le silence n’est pas traduit ici par une écriture blanche, fragmentéefragmentation, bégayantebégaiement, qui mimerait l’empêchement de la parole. Dans ces deux romans abondants et non maigres, c’est la présence thématique du silence qui évoque le blocage de l’expression. Les ellipseellipses, qui ne sont pas ressenties comme un vide, laissent surgir les épisodes marquants, traités sur le mode épique. Ces hiatus dans la linéarité des vies permettent un « transfert de responsabilité cognitive à l’imaginaireimaginaire du lecteur »2, dont la lecture est portée par une écriture organique et tendue. La richesse de ces romans se développe au plan métonymique et métaphoriquemétaphore : la narration se plie et se déplie, se gonfle de résonances poétiques. Tout autant que vers les strates du passé, elle est orientée par la prédiction, par l’appel des signes, tout en lançant des coups de sonde dans les gouffres de l’outre-monde. Analepses et prolepses se mêlent pour tisser inexorablement le destin de chacun. La reprise des épisodes répercute les diverses versions de la fable oraleoralité, les sauts dans l’espace et le temps font fi des frontières entre ici et là-bas, vie et mortmort, rêve et réalité. Le lyrismelyrisme souffle ses imageimages, ses anaphores, ranime les métaphores, joue des sonorités, se lamente et vaticine. Caisse de résonancerésonance de l’imaginaire, des traces de récits merveilleux affleurent sous les fictions : les Contes de ma Mère l’Oye (« Peau d’âne » pour l’incesteinceste paternel, « le Petit Poucet » pour les enfants semant sur leur chemin des ersatz de petits cailloux, « La Belle au bois dormant » pour les belles endormies), la conteuse Shéhérazade, le mythe de Perséphone pleurée par Déméter, le Minotaure, les légendes de moulins maudits… Enfin le récit épouse au plus près la matière des corps, des objets, du paysage, tout en les traversant de forces magiques et en les imprégnant de surnaturel : il applique en cela la recette paradoxale du réalisme magique.
En fait, les romans de Carole MartinezMartinez (Carole) illustreraient parfaitement la thèse de Katherine Roussos3, selon laquelle le réalisme magique est un langage subversif apte à dénoncer ou à compensercompensation la domination masculine. Le cœur cousu et Du domaine des Murmures présentent deux personnages féminins dont le désir et la parole sont empêchés, et qui cherchent leur liberté dans l’exil extérieur du désert, ou intérieur de la cellule ; qui laissent parler leur corps d’amante, ou de mère ; qui acquièrent une puissance d’expression surnaturelle par la broderie, ou par la voix prophétique. Toutes deux suscitent une légende qui transfigure la douleurdouleur, qui les relie à la chair des choses et du monde, qui revivifie les archétypes, mais les subvertit et les délie. C’est ainsi que les deux textes romanesques véhiculent un mythos qui, « opposant à la réalité [du logos] une résistancerésistance têtue […] fini[t] par courber la surface du monde »4 ; le mythos de « récitantes »5 qui, en secouant le poids aliénantaliénation de la magie féminine tout comme celui de l’hagiographie masculine, sont devenues des femmes puissantes, au sens où l’entend Marie N’DiayeN’Diaye (Marie)6.
Survivre à l’agression : le secret de Niki de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de)
Magalie Latry (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)
Une des nombreuses sculptures de Niki de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) (1930–2002) pourrait mettre en lumière les tensions qui traversent son œuvre dans son ensemble. L’Oiseau amoureux connaît plusieurs versions, de dimensions très diverses, de 60 cm à 7 m de hauteur, avec quelques variations de formes et de couleurs. Toutes figurent un oiseau anthropomorphe, les ailes