Les fortes émotionémotions, surtout issues de sentiments primaires, laissent sans voix. Or les personnages frustes créés par Carole MartinezMartinez (Carole) sont aptes à décliner différents cas d’horror (horreurhorreur sacrée) devant ce qui est ressenti comme l’intrusion d’un surnaturel suspect : l’enfant roux, les stigmates du bébé dont le père a percé les mains, ou la grâce d’un corps de jeune fille épanouie. Ce mélange de stupeur et d’effroi vécu collectivement par la communauté, nourri par le terreau des superstitions et des préjugés, tourne selon les cas en haine meurtrièremeurtre ou en vénération. Le destin des deux héroïnes, suspectées de sorcellerie au vu de leur singularité et de leur pouvoir supposé, est marqué par cette ambivalence. Le lourd silence qui manifeste cette horror n’est souvent que la première phase de son expression ; il est alors suivi d’une explosion de cris,cri d’un hurlement qui se déchaîne – l’autre en-deçà, inversé, de la parole, ces deux formes d’incapacité verbale relevant de la sauvageriesauvagerie.
Dans les deux sociétés envisagées, le sexe est un domaine interdit de parole. L’acte sexuelsexualité est présenté comme l’objet d’un désir muetmuet, exécuté en silence, entouré de silence. Épousant la pudeur des personnages, la narration du Cœur cousu ne dévoiledévoiler pas l’origine paternelle de la jeune fille. « Beaucoup de choses ont été racontées sur ma mère, mais sur ce sujet tout le monde s’est tu »5. L’intrigue de Du domaine des Murmures fait peser sur ses héros un secretsecret qui s’enracine dans le taboutabou de l’incesteinceste, aggravé par la naissance d’un enfant. En effet, c’est son propre père, le seigneur des Murmures, qui viole Esclarmonde la veille de sa claustration et qui est le père de l’enfant né dans sa logette. Si la défloration de la pucelle consacrée, double motif de hontehonte, est facilement dissimulée par le silence complice de la servante Jehanne, le violviol paternel, qui engage le seigneur, est innommableinnommable. Il est d’ailleurs dissimulé dans le récit, affleurant dans des allusionallusions, des équivoques, jusqu’à sa révélation au moment de la confession finale du père fautiffaute qui fait coïncider l’oreille de l’archevêque et l’œil du lecteur, la fiction et la narration. Le secret entourant l’origine de cet enfant est tout l’enjeu de la diégèse, qui se tisse avec les fils contradictoirescontradiction du camouflage et de l’expression détournée qui s’échappe.
Ainsi le père fait et impose le silence, mais il cricrie et délire dans le secretsecret de sa chambre. Puis, sur la Terre sainte de la Croisade, ce pécheur que l’aveu n’a pas soulagé baragouine inlassablement des mots inarticulés qui ressemblent aux gémissements d’un damné. Il « s’effiloch[e] en paroles »6 avant de sombrer dans le silence de la mortmort. Contrainte elle aussi au silence, sa fille laisse se construire par l’Église et le peuple des fidèles la légende hagiographique – et mensongère – du miracle. Non qu’elle se livre à un mensongemensonge stricto sensu, puisqu’on ne lui pose aucune question sur l’origine de l’enfant : elle se contente, en se taisant, d’une omission. Mais le silence volontaire de cette prétendue vierge mère « avait offert un espace blanc à broder, un vide dont chacun s’était emparé avec délice »7. Sur cet accord tacite, l’imaginaireimaginaire collectif entraîné par l’archevêque se met au travail pour sanctifier le taboutabou, euphémisereuphémisme l’inacceptable, mythifier le sordide. Or c’est elle, non la sainte supposée, pas même l’hérétique, mais la femme et la mère, qui se retrouve ligotée par la légende, bâillonnée par le secret. Contrairement aux calculs de l’archevêque, qui tient à maintenir une fable pour renforcer l’Église, c’est l’instinct maternel, vital, qui détermine seul sa ligne de conduite et la mène à la révolte.
Plus enfouie encore dans les tréfonds du monde, se profère en secretsecret une parole interditeinterdiction. Les femmes de la famillefamille de Frasquita se transmettent des prières qui ne peuvent être ni écrites ni pensées, et dont certaines, fort dangereuses, peuvent réveiller les défunts. La voix qui les prononce « semble venir du cœur de la terre, une voix d’outre-tombe, et la voix, énorme, murmuremurmure, à la fois proche et lointaine, à la fois hors de Frasquita et sous sa peau. » La jeune fille répèterépétition ces sons inarticulés, presque indicibleindicibles. « Un langage mystérieux emplit sa bouche, il avait l’épaisseur d’une matière qu’elle mâcha longuement »8. Une de ses filles, Martirio, a la particularité de percevoir les voix des morts ou des personnifications de la mortmort, tandis qu’Esclarmonde entend, de sa cellule, les voix mortes des soldats tombés en Terre sainte. En effet, les femmes de ces romans ont un accès privilégié à l’outre-monde, réalité essentielle et non rationnelle où elles perçoivent des voix dont elles répercutent les paroles. Mais le pouvoir des mots magiques leur apporte moins le salut qu’un surcroît de méfiance et d’exclusion. Elles le ressentent comme une malédiction. Et si le récit de ces pratiques archaïques n’est pas dénué de charme, c’est que la plume de la romancière a transmué la vertu de ces rites obsolètes en « enchantement littéraire »9, afin de ressusciter les voix bâillonnées.
3. Vers la légende, version féminine
Ce processus qui travaille la parole vers le détournement, la sublimation et la régénération opère dans le roman aux niveaux des thèmes, de l’énonciation et du registre.
Les voix de l’art
À la fois plus naturel et plus artistique que le langage verbal, le chantchant réunit la voix spontanée et innocente du vivant (il est toujours associé à l’oiseau), et l’élaboration musicalemusique qui lui confère son pouvoir. Chantant « ce que Pudeur [lui] interdisaitinterdiction de dire », la voix de la fillette Esclarmonde « montait comme la fumée d’Abel »1. Angela, la fille un peu oiselle qui a reçu le don du chant, galvanise les paysans révoltés dont « le silence pleurait »2 en exaltant leur peine. « Sa voix amplifiait leurs mots […]. Lamento de leur misère, beauté tirée de l’horreurhorreur d’avoir été dépossédés d’eux-mêmes […]. Chanson qu’on éventre, gorge déchirée par l’épine des douleurs muetmuettes »3. Lothaire, le fiancé d’Esclamonde dont le désir brut est sublimé par l’interdit, parvient à canaliser la vertu du chant en travaillant l’instrument qui le rend enfin aimable. Touchée, Esclarmonde s’écrie : « Quelle différence, du cricri au chant ! Modulation splendide de la douleurdouleur, le chant recoud ce que le cri déchire »4.
« Recoudre », « réunir ce que l’Éternel avait séparé »5, repriser les êtres déchirés : tel est le don de Frasquita la couturière, tendue vers la fusion originelle d’avant la fautefaute, avant l’arrachement à la mère. Conformément aux archétypes et aux métaphores des traditiontraditions mythologimythologieques, l’aiguille et les fils sont les instruments de la femme, figure analogique du poète. La broderie est une des métaphoremétaphores incarnées du roman : « elle brodait des récits sur les objets les plus quotidiens dont elle ne parvenait jamais à épuiser toutes les possibilités narratives »6. Mais Carole MartinezMartinez (Carole) pousse sa couturière hors des frontières sagement domestiques : Franquita entreprend des créations quasi démiurgiques, recrée à sa guise un visage détruit, ré-enchante le monde par ses fils aux mille couleurs, façonne le réel en taillant dès leur enfance les robes de mariée qui conviendront à chacune de ses filles. Le travail du fil devient son langage personnel : « phrases de laine nuancée, paroles liées au point de chaînette, longs silences comme des points coupés, mots de soie… »7.
La scénographie de la parole
L’expression des héroïnes ne se limite pourtant pas à ces équivalents artistiques : les deux romans s’efforcent de leur rendre la parole au sens propre, à défaut de le faire directement. Leur structure emboîtée présente une conteuse qui transmet son