La parole empêchée. Группа авторов. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Группа авторов
Издательство: Bookwire
Серия: études litteraires françaises
Жанр произведения: Документальная литература
Год издания: 0
isbn: 9783823300779
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une cour du Maghreb, au bord d’un terrain vague. Sa mère lui a transmis des secrets de magicienne et un talent extraordinaire de brodeuse ; ses filles hériteront à leur tour de dons surnaturels. Tirée d’une inscription funéraire médiévale, l’héroïne de Du domaine des Murmures, Esclarmonde, refuse d’épouser Lothaire, le jeune seigneur brutal qui lui est imposé, et choisit de vivre en recluse dans le mur de la chapelle du château d’où elle reçoit les pèlerins. Violviolée la veille de son emmurement, elle donne le jour à un enfant considéré comme un miracle. Mais elle finit victimevictime de la colère populaire pour avoir voulu échapper à son rôle quand on lui inflige le vœu de silence.

      Dans ces deux contextes plus ou moins reculés, la parole des femmes est mise à l’épreuve pour mieux resurgir dans sa différence. Nous envisagerons ce double processus sur les trois plans successifs des structures sociales, puis des archétypes et de l’inconscient, et enfin des modalités du récit. En effet, en bridant l’expression féminineféminisme, une sociétésociété patriarcalepatriarcat entrave la relation, ce qui entraîne frustrationfrustrations, conflitconflits et violences – ou d’autres stratégies de communication. Dans les zones profondes de l’intimeintime (sexe, naissance, mortmort…) se terrent les sentiments primordiaux (peurpeur…), les taboutabous collectifs et les traumatraumatismes personnels, qui tous relèvent de l’indicibleindicible ou affleurent par les voies de l’imaginaireimaginaire. Au niveau poétique, par conséquent, le logos fait place à diverses expressions artistiques, à l’affabulation, à la parole sortilège, au réalisme magique du roman.

      1. La parole étranglée dans la culture patriarcale

      Les deux sociétés envisagées reposent sur des structures féodales hiérarchisant strictement les rapports sociaux et familiaux. Les catégories asservies aux puissants voient leur existence limitée, leur liberté entravée, leur parole empêchée. C’est le cas des pauvres journaliers qui « crèvent en silence »1 pour les hobereaux espagnols, des serfs terrorisés par leurs seigneurs comme celui des Murmures, dont la violenceviolence castratrice « menacemenacer de couper lui-même les langues qui causeraient [de sa fille] et de les avaler crues »2. Le catholicisme ajoute un ordre clérical puissant, où la voix solennelle de l’archevêque « bâtissait cathédrale »3 en muselant toute pensée qui s’évaderait du dogme. Le confessionnal où les fidèles viennent chuchoter leurs méfaits, en particulier leurs pratiques superstitieuses païennes, est le lieu privilégié de cette mise au pas. Les textes discréditent d’ailleurs souvent les détenteurs de la parole. Les arguties des théologiethéologiens sont ineptes, le vendeur de reliques débite des boniments de charlatan. Quant au plus grand discoureur, le médecin espagnol Eugenio, il incarne la parole dévoyéedévoiement : ce savant enjôleur est un traître cynique et un ogre redoutable – violvioleur et tueur d’enfants.

      Dans ces sociétés patriarcales, l’inégalité de parole concerne évidemment la femme, qu’Esclarmonde présente même comme « dessinée, modelée par les paroles des hommes »4. Une jeune fille est donc privée a priori de son expression propre, de sa pensée, de son vouloir. « Paroles de femmes n’étaient alors que babillages. Désirs de femmes, dangereux caprices à balayer d’un mot, d’un coup de verge ». Sept siècles plus tard, le père de Frasquita tonne ses préceptes conjugaux : « Tu n’auras pas à questionner ton mari. Tu ne devras parler que s’il le désire et ne le regarder que s’il te regarde »5. La quasi-nullité de la communication verbale entre époux réduit la relation à un service silencieux, au labourage des ventres. Dans le cadre familial, les deux jeunes femmes ne parlent librement qu’à leur premier nourrisson, presque encore leur propre chair, un morceau d’elles-mêmes. Ce n’est que lorsque la sidération de son mari dans son poulailler le rend sourd, comme absentabsence, que Frasquita ose raconter à cet « homme lointain »6 vie quotidienne et confidences intimeintimes. Sa belle-mère, laide et veuve, incarne le désastre de cette parole asséchée et détraquée. « Grognements inaudibles, mots dévorés, mis en pièces, mots éviscérés, longuement mastiqués, puis recrachés comme de vieilles chiques. […] la vieille parlait comme on crache. […] La vieille parlait comme on hait »7. L’aliénationaliénation prend sa revanche en s’inoculant férocement aux autres, en les réduisant à leur tour au silence. « Frasquita obéissait à ces paroles détruites, elle acceptait l’autorité de cette langue difforme ». Quant au fils José, « il se soumettait à cette bouche vide, […] à cette langue atrophiée. Le fils ne bronchait pas, ne questionnait pas, ne refusait jamais ».

      Les luttes politiques, territoire des hommes, se jouent sur le terrain du discours. Non seulement les anarchistes, disciples de Bakounine, haranguent le peuple muselé, mais ils libèrent, sinon sa parole, du moins son chantchant : « un chant venu du fond de leur douleurdouleur, un chant grave monta vers les murs de la caserne, des centaines de lèvres soudées modulaient tout doucement leur révolte »8. Et le chef de ces militants a beau avoir eu le visage écrasé sous la torturetorture, il ne renonce pas à parler, la langue à vif : « Par la plaie béante, des mots s’échappaient, douloureux et sanglants. Articulés non par les lèvres mais par la chair ouverte »9. En revanche, les stratégies féminines pour contrer l’oppression évitent la parole ou la récupèrent à leur profit. La complicité entre femmes s’exprime d’abord par un silence de connivence, en particulier quand elles sont séparées par des barrières sociales ou culturelles. C’est le cas, dans Le cœur cousu, de Frasquita la femme mariée et de Lucia la prostituéeprostitution, qui « restaient un long moment ensemble, en silence, à s’écouteécouter respirer »10, ou des deux accoucheuses, Maria la respectable matrone et Bianca la bohémienne un peu sorcière. S’abstenir de parler est une tactique prudente pour éviter ce qui, dans des paroles forcément chargées des représentations sociales, brouillerait l’entente intimeintime entre deux personnes que rapprochent cependant leur statut de réprouvées ou leur profession de « femmes qui aident ». Lorsque la communication est d’emblée facilitée par une certaine proximité de vie, comme celle d’Esclarmonde avec sa sœur de lait Jehanne, la confidence devient possible. Les secrets réprouvés par les hommes se murmuremurmurent alors par les trous du volet de la cellule, et un étonnant réseau de communication se tisse par l’intermédiaire des recluses qui font passer par les pèlerins les messages de Jehanne, partie pour Paris, à Esclamonde. « La rumeur du monde venait aux fenestrelles et cette rumeur se chargeait de nos dires »11.

      Esclarmonde va plus loin, en s’appropriant la parole qui lui est déniée. Rebelle au mariage imposé, elle retient sa parole de soumission, ne prononce pas le « oui » au fiancé, donc aussi au père et au prêtre. Elle les réduit, par sa mutilation et sa claustration religieusereligion, à un silence stupéfait puis respectueux, car cette castration et cette mortmort symbolisymboleques ont fait d’elle une vierge consacrée au Christ, au-delà de l’ordre humain. L’oreille qu’elle s’est tranchée, absenteabsence, devient le réceptacle des péchés et des prières que les pèlerins viennent y déverser. C’est alors que sa parole devient puissante. Elle parle, à tous, beaucoup, avec autorité. Elle donne des ordres à son ex-fiancé, à son père qu’elle expédie aux Croisades ; elle distribue aux pèlerins bénédictions et punitions, elle prétend même forcer Dieu à accomplir sa volonté. Puis, en perdant son élan d’origine et sa foi, mais toujours ivre de ce pouvoir, elle corrompt sa parole qui se fait manipulation mécanique voire cynique de la pieuse populace. Mais elle est finalement prise au piège et finit écrasée par l’ordre religieux : l’évêque lui impose le vœu de silence pour étouffer définitivement son secretsecret, et quand elle tente d’échapper à ce destin pour vivre librement, les fidèles en colère mettent le feu à son ermitage, et un terme à son élocution. Elle meurt « [l]a langue nouée par [s]a promessepromesse »12.

      2. La parole étouffée des profondeurs

      La parole n’est pas seulement empêchée par des rapports de pouvoir. Au fond de l’être et du monde sont tapies des réalités obscuresobscurité et violentes qu’un discours normal est dans l’incapacité de traduire. On le sait, les grandes douleursdouleur, comme celles du deuildeuil, sont muetmuettes. La mortmort de son amant prive Frasquita de parole pour le