La romancière va également concéder à Marianna une expérience particulière : celle d’être l’objet d’un amour qui demeurera platonique. Marianna va rencontrer le sénateur quinquagénaire Giacomo Camalèo, procureur de Palerme, auprès de qui elle va implorer la grâce de Fila destinée à la potence. L’homme, immédiatement sensible au charme mutique de Marianna et convaincu par les deux références littéraires18 qu’elle avance pour justifier le gestegeste de sa domestique, va intervenir pour que sa condamnationcondamnation soit commuée en internement dans un asile. Avec Giacomo, pour la première fois de sa vie, Marianna va être courtisée et littéralement noyée sous un flot de billets, au point de penser avec humour qu’elle est « l’innocent prétexte à une manifestation pyrotechnique d’érudition »19.
Point ne faut cependant oublier que, dans cette lointaine Sicile, la parole des femmes est constamment entravée par des voix masculines, ainsi entend-on celle d’un autre Signoretto, le frère de Marianna, désireux qu’elle interrompe sa relation avec Camalèo pour des raisons d’héritage en cas de remariage. L’injonction fraternelle est formulée de façon lapidaire : « la décision de la famillefamille est que vous ne le voyiez plus »20. Ensuite, au moment où Marianna annoncera sa décision de quitter la Sicile, une autre voix masculine exprimera sa désapprobation, celle de Mariano, son premier fils, qui considère qu’une fois encore sa mère prend des libertés avec ses obligations. Les mots pour le lui dire sont durs et portent indubitablement la trace d’une jalousie, jusque-là tue, remontant à l’enfance, quand son petit frère Signoretto, l’enfant chéri de Marianna, avait pris toute la place dans son cœur de mère. Même si Marianna ne cède pas à ces deux instances, elle renoncera de son propre chef à la vie d’épouse rangée que Giacomo Camalèo, bien que séduisant et immensément cultivé, lui propose.
La romancière offre alors à Marianna une expérience nouvelle, un voyage dont une partie sera faite en compagnie de Fila, sortie de l’asile d’aliénésaliénation. Le récit prend soudain des allures de roman d’aventures, les deux femmes vont devoir surmonter une tempête, voyager à dos de mulet, subir l’assaut de bandits de grands chemins, etc. À Capoue, Marianna rencontre une troupe de comédiens qui « se moquaient éperdument de sa surdité et lui parlaient joyeusement en se contorsionnant en mimiquemimiques généreuses et irrésistibles »21. Le récit prend, à ce moment-là, des allures de roman de formation car, derrière cet épisode qui s’achèvera quand la troupe partira pour Florence, on entend l’échoécho de la voix de GoetheGoethe (Johann Wolfgang) et des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. C’est à Rome que va s’achever le périple des deux femmes, Rome où Marianna va mener à terme un projet, celui de trouver un mari pour Fila, répondant ainsi à la question formulée de nombreuses années auparavant par son père, quand il la lui avait donnée : « tu me promets que tu t’occuperas bien d’elle ? ». La réponse est donc oui.
Il est aussi une autre voix omniprésente dans le roman, celle de la Sicile.
3. La voix de la Sicile
Derrière la voix de la narratrice, on a très souvent l’impression d’entendre l’échoécho de la voix de romanciers siciliens véristes du XIXe siècle : celle de Giovanni VergaVerga (Giovanni) (par exemple quand elle évoque la misère extrême des journaliers, privés du droit à la parole, que l’on peut punir à loisir, voire donner en cadeau) ou encore celle de Federico De RobertoDe Roberto (Federico), en particulier dans la scène d’embaumement du duc Pietro au milieu de ses ancêtres déjà momifiés, dans les catacombes des Capucins de Palerme1, et qui rappelle une scène du roman I viceré (en français : Les Princes de Francalanza). Dans l’ambition qu’a Dacia MarainiMaraini (Dacia) d’inscrire l’histoire de ses personnages dans l’Histoire de la Sicile, on pourrait parler d’un désir de filiation littéraire avec ses aînés siciliens, perceptible quand elle évoque ce « besoin impérieux de relire de vieux livres oubliés : Verga, Capuana, Meli, Pitrè, Villabianca, Mortillaro et, en dernier, le préféré de tous, De Roberto »2.
Alors, presque paradoxalement, Dacia MarainiMaraini (Dacia) qui a honni la Sicile à un moment de sa vie, ancre son récit dans une forme de sicilianité. Quand elle fait transcrire à la narratrice des phrases totalement ou partiellement dialectales, par exemple celle qu’écrit Maria, la mère de Marianna, pour lui annoncer que, maintenant qu’elle a treize ans, on va la marier à son oncle, lui évitant ainsi le sort de sa sœur Fiammetta destinée au couvent3 ou quand elle cite le nom de très nombreuses spécialités culinaires siciliennes4, on sent, chez l’auteure, le désir presque sensuel de restituer la petite musiquemusique de ces mots propres à l’île de son enfance.
On peut dire de Marianna elle-même qu’elle incarne la voix silencieuse d’une Sicile en devenir et, dans l’ultime chapitre du roman, on a l’impression que les voix de Marianna et de Dacia MarainiMaraini (Dacia) se mêlent devant les eaux du Tibre. On entend pour la dernière fois, la voix intérieure de Marianna dont le corps a eu envie de se perdre dans les flots :
[…] entrer dans l’eau du fleuve, d’abord de la pointe des chaussures, puis avec les chevilles et enfin avec les genoux, la poitrine, la gorge. L’eau n’est pas froide. Il ne serait pas difficile de se laisser engloutir par ce tourbillon de courants à l’odeur de feuilles putrides. Mais l’envie de reprendre le chemin est la plus forte.5
Le titre a annoncé La lunga vita di Marianna Ucrìa ; or, devant le Tibre, ce n’est alors qu’une femme d’une cinquantaine d’années dont la vie ne paraît pas achevée. L’adjectif muetmuette (muta) conclut le roman, qualifiant le mot « question » (domanda), laissant entendre qu’il reste encore à Marianna, la muta, à trouver des réponses à d’innombrables questions, sachant qu’il lui reste tant d’années encore à vivre pour jouir d’une liberté nouvelle, découvrir le monde, et, peut-être, finalement, mieux se connaître.
Ne serait-ce pas la voix de Dacia MarainiMaraini (Dacia) qui, jusqu’à présent, s’est empêchée de parler directement que l’on entend désormais dans cette longue description finale du Tibre dont elle a fait la découverte au moment où elle s’est installée à Rome, après avoir quitté la Sicile et sa famillefamille maternelle pour rejoindre son père tant aimé, Fosco Maraini ? Un fleuve dont la présence l’accompagne aujourd’hui encore. Comme si Dacia Maraini, en faisant revivre cette lointaine aïeule du portrait de Bagheria, en l’immortalisant dans les quelque trois cents pages de son roman, voulait faire entendre l’échoécho de quelques bribes du récit de sa propre vie. Comme si la plume de Dacia Maraini, dont le roman semble inachevé puisque la vie de Marianna n’est pas terminée, s’était substituée au pinceau de Marianna, qui, avant son mariage, avait essayé d’immortaliser sa fratrie dans un tableau resté, lui aussi, inachevé. Comme si le stylo de Dacia Maraini s’était substitué à la plume d’oie de sa lointaine aïeule qui inspira le personnage de Marianna. Comme si Dacia Maraini avait voulu faire, à l’aide de son roman, une première amorce de réconciliation avec la Sicile, la terre de sa mère, avant de parvenir, dans son livre autobiographiqueautobiographie, Bagheria, à se réconcilier complètement avec cette île, son île, et avec cette partie d’elle-même qu’elle avoue avoir voulu longtemps oublioublier :
J’avais hontehonte d’appartenir, du côté maternel, à une famillefamille si ancienne et si noble. Une grande part du malheur de l’île ne venait-elle pas précisément d’elles, de ces grandes familles avides, hypocrites et rapaces ? Je détestais leur incapacité atavique à changer, à voir la véritévérité, à comprendre les autres, à se mettre à l’écart et à agir avec humilité.6
Parole empêchée et travestissementtravestissement fictionnel dans La Sœur de Constantin ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin)
Renée-Paule Debaisieux (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)
Le silence retomba de nouveau sur la maison. Il