Grâce à l’accès aux livres, le silence de Marianna, sera rapidement « habité de mots écrits »4. Outre les voix familières qui « dialoguent » avec elle au moyen de billets écrits, mêlant souvent termes siciliens, italiens et fautefautes d’orthographe, Marianna « entend » d’autres voix, celles de ceux dont elle lit les œuvres : romanciers, poètes (elle lit l’Arioste, Michel-Ange5) mais aussi des philosophes et, en particulier, David Hume, vers les écrits duquel elle sera conduite, sous la houlette discrète de Grass, l’ami anglais de son fils Mariano, venu passer quelques jours à Bagheria. C’est ainsi que Marianna va reconsidérer ses certitudes, réfléchir au rôle de la raison, mais aussi à la condition humaine. Alors que les domestiques étaient considérés comme des serfs, Marianna va un beau jour ouvrir les yeux sur le sort de Fila, la jeune servante qui lui fut donnée en cadeau par son père : « Mais où est-il dit que l’on peut donner des personnes, les prendre, les jeter comme des chiens ou des petits oiseaux ? »6. En somme, grâce à ses lectures, Marianna va sortir d’une sorte de cécité inhérente à la culture archaïque et encore féodale dans laquelle elle baigne comme les autres femmes et s’ouvrir à quelques idées novatrices.
Dacia MarainiMaraini (Dacia), qui a tant de fois pris publiquement la défense de femmes abusées, semble vouloir démontrer, par l’histoire de Marianna, que la reconstruction de soi reste possible en dépit d’un violviol. Cet épisode terribleterreur est toutefois si profondément enfoui dans la mémoiremémoire de Marianna qu’elle n’est même pas en mesure de reconnaître son violeur en la personne de son oncle Pietro à qui on l’a donnée en mariage. Bien des années plus tard, au moment où elle sera dans l’obligation d’assister à l’embaumement de son mari, dont elle ignore encore qu’il fut son violeur, lui reviennent en mémoire des phrases écrites par sa grand-mère maternelle, Giulia, qui était également la mère de son mari. Cette dernière lui avait écrit que Pietro avait nourri pour sa sœur Maria, celle qui deviendra la mère de Marianna, un amour si fort qu’il avait quasiment renoncé à vivre normalement, une année durant, après le mariage de cette dernière avec leur cousin Signoretto. On comprend ainsi que l’amour immense que cet oncle avait voué, avant le viol, à sa toute jeune nièce, Marianna, était le transfert d’un amour incestueuxinceste pour sa propre sœur.
Par la suite, Marianna adulte, atteinte d’une pleurite, et en proie à une violente fièvre, sera hantée par des imageimages de violenceviolence sexuellesexualité au centre desquelles se trouve son défunt mari, elle poussera alors « un cricri atroce et prolongé »7, peut-être l’échoécho de l’ultime son qui, au moment du violviol, sortit de sa gorge avant qu’elle ne devienne « de pierre » ? Mais alors que Marianna aurait pu, à ce moment-là, avoir la révélation du viol et du violeur, elle accède à une autre révélation, celle de l’identitéidentité du responsable de son enfermement dans le silence :
Elle comprend avec une lucidité adamantine que c’est lui, son père, le responsable de sa mutilation. Par amour ou par distraction, elle ne saurait le dire, mais c’est lui qui lui a coupé la langue et lui qui lui a rempli les oreilles de plomb fondu pour qu’elle n’entende aucun son et tourne perpétuellement sur elle-même au royaume du silence et de l’appréhension.8
Elle a comme une sorte de révélation du silence délibéré de son père que l’on peut probablement expliquer par le désir de protéger le violeur et, avant tout, l’honneurhonneur de la famillefamille Ucrìa. La romancière alors, comme par compensationcompensation, va accorder à celle qui fut horriblement meurtrie des parenthèses de bonheur au cœur de relations qui ont pour dénominateur commun l’amour.
Marianna voue à son père Signoretto un profond amour qui semble réciproque et qui n’est pas sans rappeler celui de Dacia MarainiMaraini (Dacia) pour son propre père : « Je l’ai beaucoup aimé mon père, plus qu’il n’est licite d’aimer un père »9. Avec Marianna, Signoretto aime « discuter » et se confier au moyen de billets parmi lesquels il en est un dans lequel il lui révèle, à mots quasiment découverts, ses sentiments : « […] cela me déplaît de mourirmort parce que je vais te quitter, mais cela ne me déplaît pas d’aller voir si cela vaut la peine de connaître Notre Seigneur »10.
Marianna connaît avec un de ses fils, Signoretto, précisément celui qui porte le nom de son propre père, l’intensité d’un amour maternel fusionnel, celui que Dacia MarainiMaraini (Dacia) aurait tant aimé connaître :
Mon unique enfant, voulu et désiré, étant mortmort peu avant sa naissance, en cherchant à m’emporter avec lui, j’ai décidé que ce seraient mes personnages, fils et filles aux pieds robustes, faits pour de longues marches, qui emporteraient vers le futur quelque chose de moi.11
L’enfant ne parlera pas durant les quatre années de sa brève existence. Cela indispose grandement son père mais n’inquiète que très modérément Marianna car mère et fils, unis par le mutismemutisme, savent dialoguer avec le corps et le cœur. Ils se hument, se câlinent, jouent, rient, se disent leur amour dans un langage inaccessible aux autres :
Il lui parlait en gigotant, en mimant, en riant, en la couvrant de baisers poisseux. Il collait sur son visage sa grande bouche édentée, léchait ses paupières closes, serrait entre ses gencives les lobes de ses oreilles mais sans lui faire mal, comme un chiot qui connaît sa force et sait la doser pour jouer.12
Mais cette bulle de bonheur connaîtra rapidement un terme quand l’enfant, à quatre ans, sera emporté par la maladiemaladie.
Avec son jeune domestique, Saro, Marianna va accéder au plaisir charnel. Le chemin pour y parvenir sera long et nombreux seront les efforts de Saro pour se rendre aimable, en particulier en accédant à l’apprentissage de l’écriture pour pouvoir enfin, un jour, lui écrire ce que ses yeux lui disent depuis si longtemps : « Vi amo »13. Même si l’on sent très vite que Marianna n’est pas insensible au charme du jeune homme, elle va dresser, entre elle et lui, d’une part, le rempart de la raison – « une femme de quarante ans, mère et grand-mère, peut-elle s’éveiller, comme une rose tardive, de décennies de léthargie pour prétendre à sa part de douceur ? »14 – et, d’autre part, la présence d’une jeune épouse qu’elle lui a choisie, Peppina Malaga, qui va lui donner un fils.
Mais Fila, la sœur de Saro, en proie à la jalousie et armée d’un couteau, va accomplir un acte foufolie entraînant la mortmort de l’enfant et de terribleterreurs blessures sur son frère. Ce dernier sera soigné avec une sollicitude quasiment maternelle par Marianna qui, au moment où le jeune homme va recouvrer un peu de force, va faire les premiers pas sur le chemin de la sensualité, laissant alors le désir l’emporter sur la raison. Du bout des doigts, elle parcourt le visage du convalescent dont elle dessine les contours, à la manière d’un peintre, un visage-paysage dont elle devient l’exploratrice :
L’index, après avoir parcouru la longue route qui mène d’une tempe à l’autre, descendant le long des ailes du nez, remontant les collines des joues, effleurant le buisson des sourcils, se trouve comme par hasard à presser le point où les lèvres se rejoignent, s’ouvre un passage entre les dents, rencontre le bout de la langue.15
Pour la première fois donc, Marianna va connaître les plaisirs de la chair, mais le retour de Peppina, qui va être enceinte pour la seconde fois, lui fera connaître aussi la violenteviolence morsure de la jalousie. Les deux amants vont, dans un