Dans la coquille de son oreille désormais silencieuse, elle conserve quelques bribes de voix familières : celle gargouillante et rauque, de madame sa mère, celle aiguë d’Innocenza, la cuisinière, celle sonore et débonnaire de monsieur son père qui, pourtant, parfois, butait et se brisait de façon désagréable.3
La fillette aurait, comprend-on, parlé et entendu jusqu’à l’âge de quatre ou cinq ans et serait ensuite délibérément entrée dans le silence. Se profile alors l’hypothèse que ce silence délibéré pourrait être lié à quelque traumatismetraumatisme. Toutefois, avant d’en avoir la confirmation, on comprend que c’est dans le but de la faire réagir au moyen d’un nouveau choc que le duc Signoretto, père de Marianna, agissant par amour, soumet la fillette à l’effroyable spectacle de la pendaison publique d’un garçon de treize ans. Marianna assiste ainsi en direct à la mortmort du jeune condamné, au milieu d’une foule en liesse, et surtout elle voit à ce moment-là, en gros plan, les lèvres de son père articuler cette étrange injonction : « “Tu dois parler […]. Tu dois ouvrir cette maudite bouche de poisson” »4.
Pour faciliter la mission de la narratrice, la romancière dote Marianna, une fois devenue une jeune adulte, d’un privilège particulier : « le seigneur lui a fait ce don d’entrer dans la tête d’autrui »5. Don qui permet un subterfuge narratif puisque Marianna lit dans les pensées intimes d’un grand nombre de personnes, et les lecteurs en ont connaissance grâce à la narratrice qui en fait la transcription, si bien que l’on a l’impression d’entendre se mêler plusieurs voix, comme dans une sorte de chœur polyphonique.
Parmi ceux-ci, il en est un que l’on entend fréquemment, celui qui mêle trois voix : celle de la narratrice, la voix silencieuse de Marianna et la voix intimeintime d’Innocenza que sa condition de cuisinière analphabète de la famillefamille Ucrìa aurait dû condamnercondamnation au silence et qui se retrouve ainsi, grâce au don de Marianna, au-devant de la scène pour exprimer, par exemple, son inquiétude de voir sa maîtresse épuisée par les soins constants prodigués à son jeune fils à l’agonie ou encore pour maugréer contre son indulgence excessiveexcès face aux comportements répréhensibles de ses autres domestiques. Innocenza, qui ignorera toujours que Marianna sait lire dans ses pensées, possède, elle, les clés pour entrer dans le monde silencieux de sa maîtresse avec qui elle sait communiquer par des gestegestes, des regards, des mots lentement prononcés pour être lisibles sur ses lèvres, et surtout en lui montrant une tendresse quasiment maternelle, celle que sa mère n’a jamais su lui donner. À la vraie Innocenza, celle qui inspira ce personnage, Dacia MarainiMaraini (Dacia) dédie quelques phrases pleines d’affection dans son récit Bagheria :
Quand j’étais petite, cette porte était toujours ouverte et sur le seuil, telle une Parque occupée à coudre le fil de la vie était assise la bonne et généreuse Innocenza au gros corps difforme, aux dents jaunes et ébréchées, un sourire toujours prêt sur les lèvres.6
Il arrive parfois qu’au duo narratrice-Marianna s’unisse la voix de la romancière, par exemple dans le récit enchâssé d’une autre longue vie, celle d’une tante de Marianna : la tante Manina7. On entend tout d’abord la voix de la narratrice qui évoque la jeunesse de Manina qui sut échapper stratégiquement à une vie d’épouse en feignant la maladiemaladie à une époque où sa beauté juvénile attirait de nombreux prétendants. Se mêle également à la voix de la narratrice celle de Marianna qui apprécie grandement les deux talents de sa tante : son art de l’imitation et ses bons mots visant essentiellement à épingler les défauts d’autrui. La vie de Manina, jusqu’à ce qu’elle soit emportée par la variole, est racontée par ces deux voix. Or le personnage acquiert une réelle densité romanesque quand, en filigrane, on perçoit aussi l’échoécho de la voix de sa lointaine descendante, Dacia MarainiMaraini (Dacia) qui lui attribue, par exemple, cette délicieuse saillie : « “Quand je serai morte, j’irai en enfer… mais en fin de compte qu’est-ce que c’est l’enfer ? Palerme sans ses pâtisseries. Et moi, de toute façon, je n’aime pas les gâteaux” »8.
C’est le don de lire dans les pensées intimeintimes d’autrui qui permettra à Marianna de découvrir brutalement la cause de son silence. Lors d’une visite rendue à son frère aîné, l’abbé Carlo, Marianna le questionne pour vérifier s’il est plausible, comme elle a le souvenirsouvenir que sa mère le lui a un jour écrit, qu’elle ait parlé dans sa tendre enfance. Soudain, dans la mémoiremémoire de l’abbé remontent, comme par jets successifs, des souvenirs restés longuement enfouis, l’imageimage de sa petite sœur en train de parler et surtout une scène atroce :
Un soir on avait entendu des criscri à donner la chair de poule et Marianna, les jambes souillées de sang avait été emmenée, oui, emportée par son père et par Raffaele Cuffa, bizarre l’absenceabsence des femmes… le fait est que oui, maintenant il se le rappelle, l’oncle Pietro, ce maudit chevrier, l’avait violentée et laissée à moitié mortmorte… oui, l’oncle Pietro, maintenant c’est très clair, comment avait-il pu l’oublioublier ? Par amour disait ce dernier, au nom du sacro-saint amour qu’il vouait à cette petite fille qu’il adorait, dont il était « devenu dingue »… comment était-ce possible qu’il ait perdu le souvenirsouvenir de cette tragédie ?9
L’idée spontanée de Carlo est alors la suivante : « laissons-la dans l’ignorance, pauvre muetmuette », et le frère motive son choix par le fait qu’il s’agit d’« un secretsecret […], une affaire d’hommes, peut-être bien un délitdélit mais désormais expié, enterré… à quoi bon s’acharner ? »10. Nous voici face à un crime, protégé par le silence d’une famillefamille, en somme par une forme d’omertàomertà. Marianna, bien qu’elle soit restée de marbre, a indubitablement « entendu » le récit mental de son frère puisqu’on lit quatre chapitres plus loin : « Et pourtant cet homme l’a violéeviol alors qu’elle n’avait pas encore six ans et elle se demande si elle réussira un jour à lui pardonner cela »11. Cet homme, c’est celui à qui, quand elle avait treize ans, elle a été donnée en mariage par ses parents, vendue devrait-on dire, car il l’a prise sans dot et en payant quinze mille écus, ce que l’on comprend désormais être la rançon du silence.
Le mystère est ainsi élucidé, à la fois pour Marianna et pour nous lecteurs. Si Marianna est devenue la femme à « la gorge de pierre et à la mémoiremémoire amputée »12, c’est que son inconscient a érigé en remparts des protections : la surdité, le mutismemutisme et une forme d’amnésie auto-protectrice, de résilience. La révélation du violviol se retrouve alors au centre de la vie de Marianna, avec un avant et un après qui ont en commun ce que l’on pourrait appeler des compensationcompensations, sous forme de pretium doloris, concédées par la romancière qui s’est toujours montrée particulièrement sensible à la condition féminineféminisme.
2. La voix de la romancière sensible à la condition féminine
Le destin de Marianna est celui des filles de sa classe sociale que la narratrice évoque en ces termes : « se marier, enfanter, faire se marier ses filles, les faire enfanter et faire en sorte que ses filles mariées fassent enfanter leurs filles qui, à leur tour, se marient et enfantent… »1. Marianna sera donc mariée, contre son gré, à treize ans, condamnéecondamnation à une vie de mère de famillefamille nombreuse (huit grossesses, cinq enfants vivants et trois morts) jusqu’au jour où elle va repousser son mari2, mettant ainsi un terme à l’intimitéintime d’une vie conjugale