Fils d'émigré. Ernest Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ernest Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083274
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de restaurant, avait pris une physionomie de somnolence. La chaleur battait son plein. Le soleil de midi incendiait l'onde calme et unie, les forêts du rivage, les toitures des maisons, les rochers géants qui dressaient au-dessus d'elles leurs cimes altières, couronnées de ruines. La brise du matin ayant cessé, les voiles pendaient dégonflées, piteusement plates, aux mâts qui craquaient dans l'air brûlant et alourdi. Sous la tente, quelques passagers faisaient la sieste; d'autres lisaient qui des lettres, qui des gazettes. Ceux qui causaient entre eux parlaient à demi-voix comme s'ils eussent subi les effets de l'engourdissement qui pesait sur le paysage et sur les eaux.

      Bernard, à l'exemple de Nina, s'était assoupi, et c'était un groupe exquis qu'ils formaient tous deux, lui assis sur le plancher, adossé au cabestan, protégeant de ses bras d'enfant, ainsi qu'un trésor précieux, l'autre enfant qui dormait la tête sur son épaule, mêlant ses cheveux aux siens. Comme si le souci de la petite créature laissée sans sa garde l'eût empêché de s'endormir, de temps en temps, il ouvrait les yeux. Mais il regardait sans voir et, presque aussitôt, ses paupières appesanties se refermaient. Tout en poursuivant sa causerie avec tante Isabelle, Valleroy ne le perdait pas de vue.

      —M. le chevalier s'est endormi, dit-il, au bout de quelques instants. Le pauvre enfant tombait de sommeil. Il a passé la nuit dernière à pleurer.

      —C'est comme Nina, répondit tante Isabelle. Elle avait des rêves affreux et ne cessait de m'appeler, bien que je l'eusse couchée près de moi sur un banc de l'entrepont.

      —Les chères créatures auront connu bien jeunes de dures épreuves, observa Valleroy.

      —Et cependant, que n'eussions-nous donné pour les leur épargner!

      —Vous aimez tendrement cette petite Nina, tante Isabelle?

      —Autant que vous aimez votre maître, Monsieur Valleroy.

      Ils se regardèrent. À leur insu, l'identité de leurs sentiments rapprochait leurs coeurs, formait entre eux un lien plus fort.

      —Nous avons tous deux ici-bas une tâche égale, reprit Valleroy, un enfant à protéger et à élever.

      —Oui, mais celui qu'on vous a confié aura une destinée meilleure que celui dont j'ai la garde.

      —Qu'en sait-on? Les parents de M. le chevalier sont en prison, réservés peut-être à quelque mort affreuse.

      —S'il a le malheur de les perdre, il aura du moins leur fortune pour assurer son existence, son frère pour l'élever; enfin, à défaut de fortune, à défaut de son frère, il peut compter sur vous.

      —Je ne suis qu'un homme, moi; je ne saurais lui tenir lieu de mère si jamais il devenait orphelin; si j'étais chargé de le préparer aux devoirs de la vie, je voudrais une compagne comme vous pour m'aider à remplir ma tâche. Elle serait une mère pour M. le chevalier; je serais un père pour Nina.

      —Vous me jugez avec trop de bienveillance.

      —C'est mon coeur qui vous juge, et il ne se trompe pas.

      Ils restèrent silencieux, accoudés à la balustrade. Tout à coup, tante

       Isabelle toucha le bras de Valleroy.

      —Connaissez-vous cet homme qui rôde autour de nos enfants?

      —Quel homme?

      —Ce vieux à longs cheveux blancs.

      —Oui, un drôle de particulier et d'allure étrange. Que leur veut-il? Pourquoi les regarde-t-il ainsi? C'est un personnage à surveiller. On rencontre tant de coquins en voyage!

      L'individu qui attirait ainsi l'attention de Valleroy et de tante Isabelle ne méritait pas, cependant, à le juger du moins sur les apparences, la sévère appréciation dont il venait d'être l'objet. Son regard doux et clair respirait la bonté et sous les cheveux blancs qui sentaient de son chapeau en feutre, à larges bords, et couvraient ses épaules de leurs boucles en désordre, il avait une physionomie tout à fait vénérable. Par malheur pour lui, l'excentricité de son accoutrement ne prévenait pas en sa faveur. Il portait un vieux pourpoint en velours noir, serré à la taille par une ceinture de cuir, des culottes bouffantes également en velours, des bas de soie et des souliers ornés sur le coup-de-pied de rosettes bouffantes. Comme le fit remarquer tante Isabelle, on eût dit un personnage de Van Dyck, et, ce qui complétait l'illusion, c'était une barbe grise, taillée en pointe, et des moustaches dont les bouts effilés se relevaient menaçants au coin des lèvres, accusant les rides de la peau jaunie comme un vieux parchemin.

      —Ce n'est pas un coquin, fit-elle en souriant.

      —Un fou, alors?

      —Plutôt un artiste, je suppose.

      Comme pour justifier cette opinion, le personnage s'arrêta brusquement en face des enfants endormis, tira de la poche de son pourpoint un album auquel attenait un crayon et se mit à croquer rapidement les deux petits dormeurs.

      —Que vous disais-je? continua tante Isabelle. C'est un peintre.

      Mais, à ce moment, Bernard se réveillait et tournait la tête, cherchant des yeux Valleroy.

      —Ne bougez pas, mon jeune seigneur, lui cria l'artiste avec un rude accent tudesque; je n'en ai pas pour longtemps.

      D'abord surpris et craintif, mais vite rassuré en apercevant à quelques pas de lui tante Isabelle et Valleroy, Bernard ne remua plus. Ce fut, d'ailleurs, terminé en dix minutes et le peintre ferma gravement l'album en disant:

      —Ce n'est qu'un souvenir que j'utiliserai dans mon prochain tableau, mais dont, moi, Venceslas Reybach de Coblentz, peintre breveté de S. A. S. Mgr le prince-évêque, électeur de Trêves, je serai enchanté d'offrir une copie à mes charmants modèles.

      Dans ce boniment ampoulé, débité avec emphase, Valleroy n'avait saisi qu'une chose, c'est que Venceslas Reybach était de Coblentz et que, sans doute, il y retournait. Il alla vivement à lui.

      —Puisque vous êtes de Coblentz, Monsieur, vous avez entendu peut-être parler du vicomte Armand de Malincourt.

      —J'ai fait plus que d'en entendre parler, répliqua Venceslas avec hauteur; je suis son ami comme je suis l'ami de tous les grands seigneurs français émigrés, en résidence sur les bords du Rhin.

      —Vous connaissez mon frère, Monsieur? s'écria Bernard d'un mouvement si brusque qu'il réveilla Nina.

      —Le vicomte de Malincourt, votre frère!

      —Oui, Monsieur, et nous sommes à sa recherche.

      —Eh bien! soyez sans inquiétude, je vous conduirai vers lui. Est-ce là votre soeur? ajouta le peintre en désignant Nina qui, tout effarouchée par la soudaineté de son réveil, se réfugiait dans les jupes de tante Isabelle.

      —Ce n'est qu'une petite amie, mais je l'aime comme si elle était ma soeur.

      Sur cette réponse qui exprimait l'intime et pure pensée de son coeur, Bernard se mit à examiner le vieux Reybach, qui devenait un personnage à ses yeux puisqu'il était l'ami d'Armand, et qui se drapait dans sa défroque comme un paon dans l'auréole de ses plumes étalées, tout fier d'être devenu, grâce à ce petit incident, le point de mire de la curiosité des passagers. Du reste, en dépit de ses allures excentriques et de son costume invraisemblable, c'était le meilleur des hommes. Il eut vite fait d'en convaincre Bernard, tante Isabelle et Valleroy, auxquels, pressé de questions, il parla longuement de Coblentz, des princes frères du roi de France, du vicomte Armand. Bernard apprit ainsi que son frère était attaché, comme officier, à la personne du comte d'Artois, qu'à Coblentz, et partout dans les villes des bords du Rhin, les émigrés étaient si nombreux qu'il n'y avait plus de logements pour les nouveaux arrivants.

      —C'est très heureux, dit Reybach à Bernard, que le vicomte de Malincourt soit en état de vous offrir un abri, car je ne sais trop où vous en auriez trouvé un, tant la ville est pleine.

      —Mais