Fils d'émigré. Ernest Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ernest Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083274
Скачать книгу
surveiller, pour exciter contre lui ses anciens vassaux. C'en était assez pour justifier ses craintes et fortifier ses résolutions.

      Quand il revint au château, la nuit approchait et avec elle le moment du départ. Bernard, à qui dès le matin en avait été confié le secret, guettait le retour de son père, après avoir erré tout le jour dans le parc, comme s'il eût voulu revoir, avant de s'en éloigner les terrains fleuris, les avenues ombreuses, les prairies vertes. Quoique la perspective d'un voyage en pays étranger séduisit son imagination, la tristesse était dans son coeur, au moment de s'éloigner de ce domaine enchanté, son berceau, où si longtemps il avait vécu heureux. Mais cette tristesse, il la dissimulait, et quand son père se pencha sur lui pour l'embrasser, c'est par une caresse presque joyeuse que Bernard lui répondit.

      —Allez vous préparer, mon fils, dit M. de Malincourt, et venez me retrouver dans la salle à manger.

      Quelques instants après, le père, la mère et l'enfant étaient réunis autour de la table familiale, silencieux, surpris de se voir sous les déguisements qu'ils avaient dû prendre en vue de leur voyage. La comtesse s'était vêtue comme une paysanne. Ses cheveux sans poudre, serrés sur la tête, disparaissaient sous un bonnet de deuil, tel que le portaient alors dans les Vosges les femmes du peuple. À la voir ainsi, personne ne pouvait deviner en elle une grande dame, car seules l'élégance de sa démarche et la blancheur de ses mains l'auraient trahie si elle ne s'était appliquée à les dissimuler. M. de Malincourt avait le costume qu'il portait la veille en arrivant de Coblentz. Quant à Bernard, il était habillé à l'unisson de ses parents.

      Le repas fut rapide et silencieux. L'émotion étreignait les poitrines; l'angoisse pesait sur les âmes. Si grave était l'aventure qu'on allait courir! Puis, quand ce fut fini et quand M. de Malincourt eut dit à haute voix une courte prière, il s'adressa à Valleroy qui venait d'entrer, prêt aussi à se mettre en route.

      —Fais venir nos gens, mon brave, lui ordonna-t-il. Valleroy ouvrit une porte, et, sur un geste de lui, se présentèrent cinq domestiques, hommes et femmes, les seuls qui, depuis la Révolution, eussent été gardés au château. Serviteurs éprouvés, ils se seraient laissés égorger plutôt que de trahir leurs maîtres, et ceux-ci, qui le savaient, n'avaient pas voulu partir sans leur dire adieu.

      —Il faut nous séparer, mes amis, leur dit avec émotion M. de Malincourt. Il le faut, car ici votre seigneur et sa famille sont menacés dans leur liberté et dans leur vie. Nous partons, mais pour peu de temps, je l'espère, et avec l'espoir de vous être bientôt rendus.

      Un sanglot lui répondit. Avant qu'il eût pu reprendre la parole, la comtesse, Bernard et lui furent entourés par ces obscurs et fidèles amis de leur maison qui s'inclinaient devant eux, leur baisaient les mains en les baignant de larmes.

      —Mes pauvres chers enfants, murmura la comtesse défaillante, épargnez-nous!

      En ce moment, au dehors, du côté de la cour d'honneur qui précédait le château, un bruit sourd troubla le silence. On eût dit une marche pesante sur le sol. M. de Malincourt prêta l'oreille.

      —N'entends-tu rien, Valleroy? demanda-t-il.

      Valleroy écoutait. À son tour il répondit:

      —Je n'entends rien, si ce n'est la brise du soir qui se lève.

      —Je me trompais, murmura le comte.

      Et il reprit à haute voix:

      —Madame a raison, mes amis. Ce n'est pas le moment de nous attendrir, et je vous supplie de m'écouter avec le calme que nécessitent les avertissements que je dois vous donner. Je voudrais vous emmener tous avec moi, mais force m'est d'y renoncer. Nous ne pourrions voyager aussi nombreux que nous le sommes sans attirer l'attention, et ce serait notre perte à tous. Je vous laisse donc ici, où votre obscurité vous protège contre les périls auxquels m'exposent ma naissance et mon rang. Si, lorsque je serai parti, le château n'est ni confisqué ni vendu, je vous autorise à y résider. Je souhaite même que vous y demeuriez aussi longtemps que vous le pourrez et que vous en soyez les gardiens. Si vous en êtes chassés, ne vous en éloignez pas et conservez fermement l'espoir d'y rentrer.

      —J'y suis né et je veux y mourir, dit le plus âgé des serviteurs.

      —Bien, mon brave Chourlot. Ton langage me prouve que je peux compter sur ton énergie et ta fidélité. Alors, écoute-moi, écoutez-moi tous. En mon absence, en l'absence de ma femme et de mes enfants, c'est Valleroy qui commandera sur mes domaines. Mais lorsque, pour me servir, il en sera loin, c'est toi, Chourlot, qui exerceras à sa place mon autorité. Tant que tu n'en seras pas empêché, cultive les terres avec l'aide de tes camarades ici présents; vends les récoltes et partages-en le prix avec eux.

      —Je vous le conserverai, Monseigneur.

      —Je m'y oppose, et j'entends que les choses s'exécutent ainsi que je viens de l'ordonner. De même, si le château est vendu, efforcez-vous de vous faire engager par les nouveaux propriétaires. Il me sera doux de savoir que vous continuez à vivre à l'ombre des vieilles tours de Saint-Baslemont, plus doux encore de vous y retrouver un jour. Maintenant, mes amis, disons-nous adieu.

      Et déjà M. de Malincourt tendait ses mains ouvertes, quand, de nouveau, se fit entendre un bruit au dehors. Mais, cette fois, c'était une rumeur grossissante, une rumeur de foule à laquelle on ne pouvait se méprendre.

      —Je ne me trompais pas! s'écria le comte.

      Il s'élança vers l'une des croisées donnant sur la cour, souleva les rideaux et regarda. Sous la flamme vacillante et rougeâtre d'une demi-douzaine de torches, un groupe tumultueux s'était formé, au milieu duquel on distinguait des uniformes de gardes nationaux, et s'avançait vers le château.

      —Sauvez-vous par le parc, Monsieur, dit vivement Valleroy.

      Et il entraîna le comte vers la porte qui s'ouvrait de ce côté, suivi de Mme de Malincourt et de Bernard. Mais, comme ils y arrivaient, des crosses de fusils tombèrent avec fracas sur le sable de la terrasse.

      —Les bandits ont cerné la maison, fit Valleroy avec un geste de fureur, et pas une arme pour leur résister!

      —Leur résister! objecta le comte. Nous sommes ici quatre hommes valides, et ils sont cinquante.

      —Que faire, alors?

      —Nous résigner fièrement et sans peur.

      Mais ses yeux s'arrêtèrent sur sa femme et sur son fils, qui s'étaient rapprochés de lui.

      —Emmène-les, ordonna-t-il à Valleroy. Avec eux, on te laissera passer.

      À ces mots, qu'elle entendit, Mme de Malincourt s'empara de son bras.

      —Je ne vous quitte pas, Jacques, dit-elle; ma place est auprès de vous.

      —Vous vous devez à votre fils, Louise.

      —Je me dois d'abord à son père; il le sait.

      La parole et le geste révélaient tant d'indomptable volonté que le comte se résigna. Il enveloppa sa femme d'un regard reconnaissant où se trahissaient sa tendresse ardente pour elle et le désespoir où le jetait son impuissance à la défendre. Puis ce regard revint vers Bernard, qui, pressé contre sa mère, portait haut la tête, comme si, dans cette minute critique, il eût voulu élever sa taille d'enfant à la hauteur d'un homme.

      —Soit, reprit à voix basse M. de Malincourt. Mais que lui du moins soit sauvé.

      Et, s'adressant à Valleroy, il ajouta:

      —Souviens-toi de mes recommandations d'hier. Je te le confie. Pars avec lui.

      Bernard eut un cri de révolte.

      —Je veux rester avec vous, mon père, avec ma mère; je veux vous suivre et partager votre sort.

      —Et moi, mon fils, j'exige que vous m'obéissiez et que vous vous éloigniez avec Valleroy.

      —Mon