Fils d'émigré. Ernest Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ernest Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083274
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mais maintenant usée aux coutures et toute fripée. Surprise et mécontente de la hardiesse de l'enfant, elle la rappelait du geste et de la voix, avec des airs de colère qui n'étaient qu'en surface et ne l'empêchèrent pas de sourire, quand elle vit l'embarras de Nina partagée entre la nécessité d'obéir et le regret de quitter si vite le festin devant lequel elle venait de s'asseoir. Bernard s'était levé, et s'avançant vers l'inconnue:

      —Ne la grondez pas, madame: la pauvre petite avait refusé d'abord.

       C'est moi qui l'ai obligée à accepter.

      —Alors, Monsieur, agréez mes remerciements.

      —Je ne les accepterai, Madame, que si vous permettez à votre fille de rester avec nous et si vous vous joignez à elle pour partager notre repas.

      Et relevant fièrement la tête, il ajouta, à demi-voix:

      —On me nomme le chevalier Bernard de Malincourt.

      L'inconnue s'inclina; puis montrant Nina, qui, sûre de son consentement, recommençait à manger:

      —Je ne suis pas sa mère, dit-elle, mais, malgré l'apparente humilité de sa condition, elle est fille de gentilhomme. Son père était le baron d'Aubeterre, il commandait une compagnie dans le Royal-Allemand, régiment du prince de Lambesc. Il est mort, le 12 juillet 1789, pour le service du roi.

      —Et sa mère? demanda Valleroy.

      —Morte aussi, un an après, à Bruxelles, où elle avait émigré. Elle n'a pu résister à sa douleur.

      —Si jeune et déjà si malheureuse! murmura Valleroy en couvrant l'orpheline d'un regard de commisération.

      —Oui, et bien digne de pitié, continua l'inconnue, car, malgré mes efforts pour lui faire un sort meilleur, je n'ai pu que l'associer à ma misère. Sans vous, Messieurs, la pauvre chérie eût été réduite à déjeuner comme moi d'un morceau de pain… Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.

      —C'est bien simple, répliqua Valleroy avec enjouement; mettez-vous là,

       Madame, et suivez l'exemple de Nina.

      Elle résistait encore, malgré la pressante invitation de Valleroy, que charmaient sa réserve, sa discrétion et sa grâce. Mais Nina, qui n'avait encore rien dit, joignit sa prière» à celle de ses nouveaux amis:

      —Fais comme moi, tante Isabelle; cela vaudra mieux que de manger ton pain tout sec. N'est-ce pas, Monsieur le chevalier, que tu veux bien? ajouta-t-elle en s'adressant à Bernard.

      —Je le veux, à condition que tu m'embrasseras.

      Un rire clair et perlé lui répondit. Agitant au bout de ses doigts l'os de poulet qu'elle ne voulait pas lâcher bien qu'il ne restât plus de viande autour, Nina éleva ses lèvres à la hauteur des joues de Bernard et l'embrassa en disant:

      —Tu es bien gentil, Monsieur le chevalier, et je t'aime de tout mon coeur.

      —Maintenant qu'elle a payé, mettez-vous à table, Madame, reprit

       Bernard.

      —J'accepte puisque vous le voulez, répondit tante Isabelle souriante, et aussi parce que j'ai grand'faim.

      Valleroy, très empressé, l'obligea à s'asseoir sur le rouleau de cordes dont il s'était fait un siège et lui-même resta debout, heureux de la servir, en la regardant. Pendant quelques instants, tante Isabelle mangea en silence. Puis quand sa faim fut rassasiée, elle dit:

      —Je vous ai fait connaître qui était cette enfant. Je dois vous avouer mon nom et ma profession. On me nomme Isabelle Lebrun et je suis comédienne.

      —Vous jouez la comédie? demanda Bernard, dont la curiosité brusquement s'éveillait.

      —Et aussi la tragédie, tout comme la mère de Nina, qui faisait partie de la troupe des comédiens du roi quand le baron d'Aubeterre l'épousa. À cette époque, je ne l'avais jamais vue; je ne savais rien d'elle que son nom, qui était célèbre, car elle s'appelait Mme Dangeau.

      —La grande tragédienne? reprit Bernard. Mais je la connaissais; ta maman, ajouta-t-il en embrassant Nina. Elle est venue une fois à l'hôtel de Malincourt, un soir de fête, il y a quelques années. Elle a récité des vers. J'étais tout petit, mais je m'en souviens.

      —Puisque, vous l'avez connue, continua tante Isabelle, je ne vous parlerai ni de son talent ni de sa beauté. En épousant M. d'Aubeterre, elle avait quitté le théâtre et s'était fait oublier. Mais lorsque, après la mort de son mari, elle eut émigré, se trouvant à Bruxelles, dénuée de ressources, l'idée lui vint d'utiliser ses talents. Une troupe de comédiens français, dont je faisais partie, donnait des représentations dans cette ville. Elle alla leur offrir ses services, qui furent acceptés avec joie, comme bien vous pensez. Jusqu'à son arrivée, nous avions végété, tant étaient peu nombreux les spectateurs que nous attirions. Mais quand on sut que la célèbre Dangeau nous apportait son concours, ils affluèrent, et ce fut pour elle, pendant une année, sur toutes les grandes scènes de Flandre et des Pays-Bas, une suite de triomphes. C'est ainsi que j'eus l'honneur non seulement de paraître sur les planches à côté de la Dangeau, mais encore de recevoir ses conseils et de conquérir son amitié. Et cela vous explique comment sa fille se trouve aujourd'hui entre mes mains. En mourant, elle me l'a confiée.

      Valleroy avait écouté ce récit avec une attention émue et attendrie.

      —Et maintenant, comment vivez-vous? fit-il.

      —De ma profession, quand je trouve à l'exercer. Je parcours les villes de Suisse et d'Allemagne où se trouvent des Français. S'il y a des comédiens donnant des représentations, je tâche de me faire admettre parmi eux. Malheureusement, ces occasions sont rares, d'autant plus rares que plusieurs dames de l'aristocratie, obligées de gagner leur vie, se sont résignées à monter sur les planches et y tiennent les mêmes emplois que moi. Alors, je vais réciter des vers dans les cafés, dans les auberges, sur les bateaux, partout où il y a des rassemblements. La petite est intelligente; je l'ai dressée à me donner la réplique. Elle s'en acquitte gentiment. Puis elle fait la quête parmi les auditeurs. Quelquefois, elle recueille beaucoup, d'autres fois, très peu. Comment nous vivons? Au hasard des chemins, comme les hirondelles.

      —Vous étiez digne d'une existence meilleure, remarqua Valleroy.

      —Aussi, suis-je horriblement lasse de celle que je mène, et si ce n'était cette enfant à laquelle je me suis dévouée…

      Elle n'acheva pas et demeura rêveuse, tandis que Bernard, pressant plus étroitement contre lui la petite Nina qui s'endormait entre ses bras, interrogeait Valleroy d'un air inquiet comme s'il craignait de comprendre le langage de tante Isabelle.

      —Si ce n'était cette enfant, que feriez-vous? s'écria Valleroy, tout à coup anxieux.

      Elle regarda le ciel bleu, puis les eaux aux vagues étincelantes, et murmura:

      —La mort, c'est la délivrance.

      —La mort! À votre âge! Quelle impiété! Il faut vivre, tante Isabelle, surtout maintenant que vous avez des amis…

      Valleroy parlait avec véhémence, comme inspiré par une ardente sollicitude. Mais tante Isabelle, un peu surprise, ne comprit pas ce que signifiait ce langage. Elle ne devait le comprendre que bien des années après. Elle y puisa cependant assez de confiance et de courage pour répondre, résignée, au cri de Valleroy:

      —Vous avez raison, Monsieur; il faut vivre pour la petite, et je vivrai. Après tout, la vie n'est pas toujours inclémente. Elle est comme la nature, qui nous donne, après les jours d'orage, des jours de soleil. Aujourd'hui est un bon jour puisqu'il nous apporte la sympathie de coeurs généreux et bons.

      Le repas était terminé. Valleroy en serra les restes dans la sacoche, jeta les débris par-dessus bord. Puis il se rapprocha de tante Isabelle pour continuer l'entretien commencé, tandis que Bernard, toujours assis à la même