Fils d'émigré. Ernest Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ernest Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083274
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même instant, l'enfant se sentit enlevé entre des bras robustes qui paralysèrent ses mouvements, comme l'ordre de son père et la prière de sa mère venaient de paralyser sa volonté. Sur son front renversé tombèrent des larmes et se posèrent des lèvres, tandis qu'à son oreille arrivait, comme une plainte, l'adieu suprême de ses parents auxquels l'arrachait Valleroy.

      Il était temps. Par les portes de la vaste salle brusquement ouvertes, des hommes faisaient irruption. Le comte, que cette entrée violente ne détourna pas de la préoccupation paternelle qui le dominait, vit le fidèle Valleroy chargé de son précieux fardeau se jeter de côté pour éviter le choc des arrivants, puis, lorsqu'étant entrés comme un flot tumultueux, ils eurent dégagé la porte du côté du parc, s'élancer dehors et disparaître dans la nuit.

      —Ma chère femme, supplia-t-il, de manière à n'être entendu que d'elle, ayez du courage; notre fils est sauvé.

      Un éclair de joie traversa le regard de la mère.

      —Que Dieu le protège jusqu'au bout! soupira-t-elle. Et, faisant violence à son effroi, elle redressa son front, défiant les nouveaux venus, toujours suspendue au bras de son mari. Ils venaient d'entrer au nombre d'une soixantaine, paysans et gardes nationaux confondus. Les paysans, M. de Malincourt les connaissait tous. Il n'en était pas un, parmi eux, auquel, durant les années de mauvaises récoltes ou au cours des rigoureux hivers, il n'eût tendu la main et porté secours. Quant aux gardes nationaux, étrangers au pays et venus de loin, tout poudreux encore de la poussière des routes, il n'avait jamais vu leur visage pas plus que celui de quelques hommes en haillons et de méchante mine qui s'étaient glissés dans leurs rangs. Après avoir envahi tumultueusement la salle par toutes les portes à la fois, la bande s'était massée dans un coin, tout à coup silencieuse et comme intimidée par le groupe que formaient le comte, la comtesse et leurs serviteurs.

      —Que désirez-vous, Messieurs? demanda avec hauteur M. de Malincourt.

       Depuis quand envahit-on les maisons des citoyens patriotes?

      —Depuis que ces citoyens soi-disant patriotes conspirent contre le peuple.

      Le personnage qui venait de prononcer ces paroles sortit de la foule. C'était un homme encore jeune, vêtu d'une carmagnole, coiffé d'un feutre en pain de sucre que décorait une cocarde rouge, et ceint d'une écharpe de même couleur. À sa démarche, à son attitude, on le devinait investi d'une autorité quelconque et chargé de commander aux autres.

      —Votre nom, Monsieur! reprit le comte; vos titres, vos qualités?

      L'individu se campa non sans arrogance devant le gentilhomme assez téméraire pour l'interroger.

      —Mon nom, dit-il: Joseph Moulette, surnommé Curtius Scoevola; mes titres et qualités: membre de la municipalité d'Epinal, délégué par l'accusateur public de cette ville pour procéder à une visite domiciliaire dans ce château et à ton arrestation, Monsieur le ci-devant comte.

      —On n'arrête que les coupables. De quoi m'accuse-t-on?

      —Je ne suis pas chargé de te le dire, citoyen, et tu t'en expliqueras avec ceux qui m'ont envoyé. Je me figure cependant que, comme la plupart de tes pareils, tu es prévenu de communication avec les ennemis du dehors et du dedans et peut-être aussi d'émigration.

      —Prévenu d'émigration quand vous me trouvez chez moi, au milieu de ma famille! s'écria M. de Malincourt. Il y a ici des braves gens qui me connaissent et m'ont vu depuis de longs mois. Qu'ils disent si j'ai émigré!

      Du regard comme du geste, il semblait prendre à témoin ses anciens vassaux de la vérité de sa protestation. L'appel qu'il adressait à leurs souvenirs fut entendu. Il put même croire qu'ils étaient disposés à le défendre, car plusieurs voix s'élevèrent en sa faveur.

      —Tout le monde à Saint-Baslemont peut affirmer que le citoyen n'a pas émigré, dit l'une d'elles.

      —Depuis longtemps il était malade, dans son lit, hors d'état de voyager, dit une autre.

      —Il a toujours été bon et compatissant pour les pauvres gens, ajouta une troisième.

      —On ne peut l'arrêter, reprirent-elles en choeur, et déjà menaçantes.

      Mais, d'un signe, Curtius Scoevola ordonna aux gardes nationaux disséminés dans la foule de se rapprocher de lui, et d'un ton de commandement il cria:

      —Silence, et que nul de vous ne s'avise de résister à la loi, s'il ne veut tâter de la prison d'Epinal. J'ai ordre d'emmener le citoyen, et cet ordre je l'exécuterai. Qu'on se le tienne pour dit. Je pourrais borner là mes explications. Mais je veux bien vous en donner de plus complètes, ne serait-ce qu'afin de vous montrer jusqu'où peut aller la perfidie des aristocrates. Celui-ci vous a trompés, braves gens. Alors qu'on vous faisait croire que la maladie le clouait sur sa couche, il était à Coblentz. Il peut nier devant vous. Mais niera-t-il encore quand on le mettra en présence de ceux qui l'ont vu dans cette ville, au café des Trois-Couronnes, assis à la même table que les émigrés et en train de conspirer avec eux?

      L'éloquent Curtius s'arrêta pour reprendre haleine et juger de l'effet de ses révélations. Cet effet était tel qu'il, le souhaitait. Se voyant trahi, et répugnant à un mensonge qu'il sentait inutile, devinant à l'attitude des gens de Saint-Baslemont leur surprise et comme un commencement d'irritation, M. de Malincourt se taisait.

      —Il ne proteste pas, continua Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola; il n'ose protester, et son silence est un aveu.

      —Je suis allé à Coblentz avec l'intention d'en revenir, objecta simplement le comte, et j'en suis revenu.

      —Avec le dessein d'y retourner, car tu allais partir, à preuve ce déguisement et celui de la citoyenne ton épouse. Depuis quand les riches seigneurs accoutumés au velours et à la soie revêtent-ils la laine et la bure, si ce n'est dans de méchants desseins? Tu déclares n'avoir pas émigré en fait, soit; mais tu as émigré d'intention, et c'est tout comme. Si j'étais arrivé une heure plus tard, j'aurais trouvé la maison vide, avoue-le.

      —Eh bien! oui, je l'avoue, s'écria fièrement M. de Malincourt; c'est trop s'abaisser que de mentir. Je fuyais, non seulement pour sauver ma liberté et ma vie, la vie et la liberté de ma famille, mais encore pour ne pas rester dans un pays où l'innocence est persécutée et le crime triomphant.

      Joseph Moulette souriait dédaigneusement.

      —Vous l'avez entendu, mes amis, dit-il; non content d'avouer, il blasphème. Pensez-vous encore qu'il n'a pas mérité la rigueur des lois?

      Et comme personne ne répondait, il ajouta en s'adressant à M. de

       Malincourt:

      —Citoyen, en vertu des ordres dont je suis porteur et au nom de la loi, je t'arrête. Dans deux heures, nous partirons pour Epinal.

      À ce moment, Mme de Malincourt intervint.

      —J'espère, Monsieur, que vous me permettrez de partir avec lui, fit-elle.

      —C'est que je n'ai pas reçu d'instructions à ton sujet, citoyenne!

      —Vous êtes donc libre d'agir à votre gré, et vous ne serez pas assez cruel pour me séparer de mon mari. S'il est coupable, je ne le suis pas moins.

      —C'est vrai, ce que tu dis là. Eh bien, c'est entendu, je t'arrête aussi. Si vous avez tous deux quelques dispositions à prendre, je vous autorise à y consacrer le temps qui vous reste avant le départ. Quant à moi, je vais opérer une perquisition dans vos papiers.

      Il donna un ordre aux gardes nationaux qui l'entouraient, et ceux-ci firent évacuer la salle, où bientôt le comte et la comtesse se trouvèrent seuls, gardés à vue, après avoir vu sortir lentement et tête basse leurs fidèles serviteurs impuissants à les sauver.

      —Nous sommes perdus! dit alors M. de Malincourt.

      —Qu'importe! répondit sa femme,