Fils d'émigré. Ernest Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ernest Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083274
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avant, assis à la même place, il avait son père en face de lui, qu'ils causaient ensemble de leur réunion prochaine, en se leurrant de doux espoirs, et que ces espoirs étaient maintenant détruits. Perdu dans ses souvenirs, que le présent rendait plus affreux, il ne s'apercevait pas que Bernard, énervé par la fatigue autant que par la douleur, s'attendrissait encore au spectacle de celle de son frère, et allait, lui aussi, éclater en sanglots. Ce fut Valleroy qui le rappela à la réalité.

      —Monsieur le vicomte, lui dit-il, pour vous-même et pour M. le chevalier, il est nécessaire que vous ne vous laissiez pas abattre. La situation est grave, mais non désespérée. Nous en viendrons à bout.

      —Tu as raison, Valleroy. Pleurer est indigne d'un gentilhomme. Désormais, je serai courageux, je serai fort. Par exemple, si jamais les misérables qui, ce soir, ont fait couler mes larmes me sont connus!…

      Et il eut un geste de menace.

      —Oh! pour cela, je vous aiderai, interrompit Valleroy en essayant de rire, et le nommé Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, passera un mauvais quart d'heure.

      À ce moment, le regard d'Armand s'arrêta sur son frère. Il le vit pâle, les traits altérés.

      —Mais tu tombes de lassitude, mon pauvre chevalier, fit-il d'un accent de tendre sollicitude. Et moi qui ne m'en apercevais pas, égoïste que je suis! Allons, viens, rentrons.

      Il se leva. Alors seulement il s'aperçut que l'explosion de sa douleur avait eu pour témoins les consommateurs réunis au café des Trois-Couronnes, et que, de toutes parts, les yeux étaient fixés sur lui. En même temps, le vidame d'Épernon, le marquis de Guilleragues, le comte de Morfontaine s'approchaient.

      —Ne prenez pas en mauvaise part notre curiosité, mon cher Malincourt, lui dit le vidame, mais, en voyant votre désespoir, vos amis se sont inquiétés. Ne nous direz-vous pas quel événement vous afflige et refuserez-vous de mettre à l'épreuve, en cette circonstance, notre dévouement?

      —Messieurs, répondit Armand en désignant Bernard, je vous présente mon frère, le chevalier de Malincourt. Chevalier, ajouta-t-il en s'adressant à celui-ci, je te présente les plus brillants gentilshommes de France.

      Et les ayant nommés, il leur dit:

      —Le comte et la comtesse de Malincourt ont été arrêtés par les jacobins d'Épinal, et le chevalier n'a pu se dérober au même sort qu'en prenant la fuite. En apprenant de sa bouche ce funeste événement, je n'ai pas été maître de mon émotion. Mais c'est fini maintenant, et je ne veux plus songer qu'à délivrer nos parents et à tirer vengeance de leurs persécuteurs. Au besoin, je ferai appel à votre aide, Messieurs.

      —Tu peux compter sur moi, vicomte, s'écria Guilleragues.

      —Sur moi aussi, ajouta Morfontaine.

      —Sur nous tous, reprirent quelques voix.

      Seul, le vidame d'Épernon, qui n'était pas soldat, ne s'associa pas à cette manifestation. Mais, tandis qu'Armand se prodiguait en remerciements et en reconnaissantes poignées de mains, il s'approcha de Bernard et lui dit d'un ton affectueux:

      —Je vous plains de tout mon coeur, mon cher enfant, car c'est pitié de vous voir, à peine entré dans la vie, en butte à d'aussi rudes épreuves. Si vous voulez me rendre en confiance un peu de l'intérêt que vous m'inspirez, je serai heureux de vous aider à supporter vos peines.

      —Oh! merci, Monsieur! s'écria Bernard avec effusion.

      À Coblentz, comme dans toutes les villes qui donnaient asile aux émigrés, la plupart d'entre eux étaient réduits à la gêne ou même à la misère. On comptait ceux dont les ressources suffisaient à leurs besoins et qui pouvaient vivre sans faire appel à la générosité des princes ou à la bienveillance des cours étrangères. Armand de Malincourt appartenait à ce petit nombre de privilégiés. Grâce à la sollicitude paternelle, grâce à l'emploi qu'il occupait auprès du second frère de Louis XVI, il vivait dans l'aisance et pouvait même, de temps en temps, s'offrir le luxe de venir en aide à un camarade. Dans le quartier le plus élégant de Coblentz, il avait loué une petite maison, haute de deux étages, où il résidait avec un seul domestique qui devenait tour à tour cuisinier, maître d'hôtel, valet de chambre, palefrenier, selon les exigences du moment. C'est là qu'en quittant le café des Trois-Couronnes, il conduisit Bernard et Valleroy. Son appartement occupait le premier étage. Mais, au second, se trouvaient des chambres où il les installa. Bernard, excédé de fatigue, se mit au lit sans tarder et s'endormit à peine couché.

      Le lendemain, quand il ouvrit les yeux, son frère était auprès de lui, debout et déjà en grande tenue.

      —Oh! comme vous voilà beau, Armand! lui dit-il. Est-ce donc aujourd'hui que vous partez en guerre?

      —Chaque chose vient à son heure, répondit Armand, et la guerre viendra plus tard. Aujourd'hui, j'ai un autre devoir à remplir. Pare-toi de tes plus beaux habits, chevalier, je vais te présenter à Mgr le comte d'Artois.

      —Mes plus beaux habits! Hélas! Ils sont restés à Saint-Baslemont.

      —N'en as-tu pas d'autre que celui que tu portais hier?

      —Pas d'autre, mon frère. Le voilà sur cette chaise, regardez-le et vous comprendrez que je ne puis aller chez un prince du sang en si pauvre équipage.

      —Bah! ce n'est que demi-mal. Nous allons passer chez le fripier et peut-être y trouverons-nous un costume à ta taille.

      —Mais si nous n'en trouvons pas?

      —Alors, nous en commanderons un au tailleur.

      —Le tailleur demandera plusieurs jours pour le faire, et ma visite au prince devra être forcément remise.

      —Nous ferons notre visite quand même. Une fois n'est pas coutume, et Monseigneur t'excusera, vu la gravité des circonstances. Allons, debout, chevalier, et hâte-toi.

      Bernard s'empressa d'obéir. Valleroy étant entré sur ces entrefaites, l'aida à se vêtir, et, quelques instants après, comme sonnaient 9 heures à la cathédrale de Coblentz, les deux frères sortirent ensemble. De même que la journée précédente, celle qui commençait s'annonçait radieuse. Le soleil, déjà haut dans le ciel tout bleu, achevait de boire la fraîcheur de la nuit. Dans les arbres des promenades, les oiseaux piaillaient, mêlaient leurs cris aux chansons des joueurs de vielle et à la musique des orgues de barbarie. Au milieu des places, des charlatans en costumes mirifiques, juchés sur le siège de leurs voitures, récitaient leur boniment, arrachaient les dents «sans douleur» ou débitaient des fioles d'élixir bon à guérir toutes les maladies. Le long des quais du Rhin, quelques compagnies de l'armée des princes s'exerçaient aux manoeuvres militaires, et comme tous n'étaient pas encore armés, beaucoup de soldats se servaient de bâtons. La foule des oisifs circulait lentement, s'arrêtait à des échoppes en bois, dressées tout près du marché aux herbes, où des femmes de la noblesse, obligées de travailler pour vivre, vendaient des broderies, des dentelles, des étoffes, des parfums, des estampes et des livres. Au coin d'une rue, Bernard vit son frère saluer avec déférence un cireur de bottes, et comme il s'en étonnait:

      —C'est un bon gentilhomme du Poitou, répondit Armand.

      Un peu plus loin, une sémillante jeune femme arrêta le vicomte et lui demanda si son linge n'avait pas besoin d'être ravaudé. Le jeune homme la remercia en l'appelant madame la marquise. Puis il traita de baronne une marchande de fleurs, et, comme Bernard ne pouvait dissimuler sa surprise, il lui dit:

      —Ne t'étonne de rien, chevalier, tu en verras bien d'autres. Partout où il y a des émigrés, ils font tous les métiers; cordonniers, cuisiniers, gardes-malades, porteurs d'eau, comédiens, d'autres encore. Avant tout, qu'on soit plébéien ou gentilhomme, il importe de ne pas mourir de faim.

      Tout en parlant, ils étaient arrivés devant la boutique d'un fripier, reconnaissable aux innombrables habits accrochés à la devanture et dans l'intérieur; habits de toutes