Fils d'émigré. Ernest Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ernest Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083274
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dévoués, à l'aide desquels je délivrerai M. le comte et Mme la comtesse.

      —Comptes-tu forcer les portes de leur prison?

      —Je compte acheter leurs geôliers.

      —Et tu crois… As-tu de l'argent, seulement?

      —Mes économies d'abord, que je portais sur moi quand le malheur est arrivé, puisque, par l'ordre de M. le comte, je me disposais à partir pour Paris.

      —Et si tes économies ne suffisent pas?…

      —Elles suffiront. Les services des gredins à qui j'aurai affaire ne coûtent pas cher. D'ailleurs, à Epinal on me connaît, j'ai du crédit, et, au besoin, je trouverai à emprunter.

      —Mais je ne veux pas que tu y sois du tien…

      —Le mien est le vôtre, Monsieur le chevalier. Vous me rembourserez plus tard, si tel est votre bon plaisir.

      Bernard prit la main de Valleroy et dit:

      —Pourrons-nous reconnaître jamais ce que tu fais pour nous?

      —Vous ne me devez rien, Monsieur le chevalier. M. le comte a été mon bienfaiteur, et jamais je ne m'acquitterai envers lui. Et puis, vous le savez, Valleroy appartient à Malincourt.

      —Oui, s'écria Bernard, mais si, grâce à toi, mes parents sont sauvés, c'est Malincourt qui appartiendra à Valleroy.

      Pendant leur entretien, le soleil qui, tout à l'heure, était encore à son lever, avait poursuivi sa course dans le ciel. Après être sorti de derrière les montagnes qui fermaient l'horizon du côté de l'Orient, il planait maintenant tout en haut du vide immense que ses rayons chauffaient et éclairaient de leurs pointes de feu, en fouillant profondément le paysage. Sous sa lumière vibrante, le vert des arbres et le bleu des eaux étincelaient, chargés de paillettes d'or, que les forêts du rivage envoyaient au fleuve et que le fleuve leur renvoyait. Elles flottaient de toutes parts, ces paillettes lumineuses; elles s'accrochaient aux arbres, se laissaient charrier par les ondes, donnaient aux rochers nus, noyés dans leurs feux, l'aspect de gisements aurifères.

      Sur le pont du bateau, on avait tendu des tentes sous lesquelles les passagers cherchaient un abri contre la chaleur. Tous jouissaient de cette matinée vivifiante et saine, si propre à rendre courage et sérénité aux âmes énervées par l'excès des infortunes subies déjà ou redoutées pour un avenir prochain. Les tristesses que la nuit amasse autour des malheureux, en vagues rêves ou en réflexions poignantes, se dissipaient, cédant la place pour quelques heures aux espérances qui soutiennent et consolent, sans lesquelles l'homme serait écrasé sous le poids de ses maux. Bernard lui-même, malgré de légitimes motifs d'angoisses, se sentait allégé, voyait l'avenir moins sombre, revenait à la gaieté de son âge. Oh! le puissant magicien, l'admirable guérisseur de plaies que le divin soleil!

      —Ne voulez-vous pas déjeuner, Monsieur le chevalier? demanda Valleroy.

      —Pourrons-nous nous procurer des vivres sur ce bateau? objecta l'enfant.

      —Oui, à prix d'argent, un prix très haut sans doute. Mais, grâce à mes précautions, je suis en état de vous servir un repas à peu près convenable.

      —Auquel je ne goûterai que si tu en prends ta part, assis à mon côté.

      —Je n'oserai jamais, Monsieur le chevalier. Je n'oublie pas que vous êtes mon seigneur et que je ne suis ici que pour vous servir.

      —Que parles-tu de me servir, Valleroy, quand mon père m'a confié à toi comme à un protecteur? Il n'y a plus ici ni serviteur, ni maître, mais seulement des amis, entre qui tout doit être commun.

      Ce fut dit d'un accent de résolution et de crânerie qui ne permettait ni protestation ni résistance. Valleroy se résigna, sans mot dire, et s'éloigna docilement après avoir enveloppé Bernard d'un regard chargé d'admiration et de sollicitude, qui signifiait que, pour l'enfant remis à sa garde, il était prêt à se faire hacher en morceaux. Après avoir disparu la durée de quelques minutes, il revint. Il portait d'une main une sacoche en cuir, de l'autre, une vieille caisse vide. Il jeta le tout sur le plancher en disant:

      —Voici la table et voici de quoi la garnir.

      En un tour de main, le couvert fut dressé, une serviette blanche sur la caisse, et, sur la serviette, un poulet froid, un pâté à la croûte luisante, des cerises et une bouteille de vin du Rhin qui, sous le soleil, semblait contenir un flot de rubis.

      —D'où vient tout cela? demanda Bernard surpris.

      —De chez un traiteur de Mayence, Monsieur le chevalier. C'est moins brillant qu'au château de Malincourt, mais vous jugerez que c'est aussi bon.

      Les sièges manquaient. À l'exemple de Valleroy, Bernard en improvisa un à l'aide d'un tas de cordes et, une fois installé, se mit à manger de grand appétit. Autour d'eux, beaucoup de passagers en faisaient autant. Des victuailles apparaissaient de toutes parts. Chacun s'était arrangé à qui mieux mieux, étalant son repas, qui sur ses genoux, qui sur un banc, qui sur un panier. Les menus, par exemple, étaient loin de se valoir; tandis que, pour les uns, ils se composaient de mets choisis, poissons bouillis ou viandes froides, ils se réduisaient pour d'autres à un morceau de pain bis sur lequel, très humbles, ils mordaient à la dérobée, en regardant le paysage, comme honteux d'être contraints de se nourrir pauvrement et comme si la nature radieuse, qui déroulait ses splendeurs sous leurs yeux, eût insulté à leur misère.

      À ce moment, l'attention de Bernard fut soudain captivée par l'apparition d'une enfant qui venait de se montrer sur la plus haute marche de l'escalier conduisant dans l'intérieur du bateau. Huit ans à peine, des cheveux noirs épars sur les épaules qu'ils caressaient de leurs boucles soyeuses, des yeux larges et rieurs illuminant le visage d'une blancheur éclatante, une fossette à la joue droite, cette fillette vêtue de blanc était, des pieds à la tête, dans ses traits, ses mouvements, sa démarche, d'une grâce invraisemblable, d'une beauté de rêve. Timide et hardie à la fois, elle circulait à travers les groupes, avec l'attitude envieuse et gourmande d'un jeune chien qui rôde autour d'une table avec l'espoir qu'il en tombera quelque rogaton.

      D'où venait-elle, l'adorable enfant? Comment se trouvait-elle là toute seule, ayant l'air de mendier sa nourriture? Qui était-elle? Oh! ce n'était pas difficile à deviner. Une petite Française, probablement une fille d'émigré…

      —Peut-être est-elle comme moi, séparée de ses parents, pensa Bernard.

      Sous l'empire d'un sentiment qu'il éprouvait pour la première fois, fait de commisération soudaine et d'involontaire attrait, son coeur allait d'un bond vers la mignonne créature dans laquelle il devinait une compagne d'infortune, et que le hasard de sa promenade conduisait vers lui et vers Valleroy. A trois pas d'eux, elle s'arrêta, l'oeil sur les cerises, dont la blancheur de la nappe avivait la couleur vermeille.

      —Viens, petite! lui cria Bernard.

      Elle obéit avec lenteur, un doigt sur ses lèvres, dévorant les fruits de son regard candide. Alors, il lui dit:

      —Veux-tu déjeuner avec moi?

      Comme elle ne répondait pas, Valleroy ajouta:

      —Puisque M. le chevalier vous invite, acceptez, ma mignonne.

      Elle hésitait encore. Mais Bernard tendit la main, attira l'enfant, l'obligea à s'asseoir sur ses genoux, et, lui donnant une aile du poulet déjà dépecée, il reprit:

      —Mange donc, ma petite amie, et si tu as soif, bois.

      Il lui offrait son verre. Elle y trempa ses lèvres et, sans se faire prier davantage, mordit à belles dents sur le morceau de viande qu'elle tenait au bout de ses doigts. Mais une voix grondeuse se fit entendre:

      —N'as-tu pas de honte, Nina? Est-il convenable qu'une demoiselle de bonne maison s'attable avec des inconnus? Remercie ces messieurs et viens près de moi.

      À