Les autres faisaient meilleure figure. Déjà, ils étaient habillés comme il faut: des pantalons noirs avec des bandes blanches, des tee-shirts noirs, avec quelque chose au dos écrit en blanc. C’est quoi au juste? Je lis: YOU CAN, et un peu plus bas, en petites lettres «with positive energy». Sur la poitrine, en rouge et blanc: Les Echos-Liés. Unclassified. Tous semblables, seul l’entraîneur débraillé rompt l’unité des couleurs. Il s’agite au milieu des gars en noir comme un animal turquoise de conte entre des troncs d’arbres sombres. Je me suis demandé: si j’étais l’entraîneur d’un boysband, est-ce que je m’habillerais comme tout le monde, ou bien est-ce que je mettrais plutôt un truc bleu avec un monstre, pour montrer qui est le plus beau et le plus intelligent ici?
«I have a toffy, you want? Paolo m’a tendu un sachet coloré. Only one is left.»
Près de nous, en fléchissant les genoux avec maladresse, se sont assises deux Allemandes: l’une, rousse, plus âgée que l’autre, plus jeune et plus élancée. La plus âgée a mordu dans un odorant sandwich à la viande sous le regard écœuré de la jeune. D’un autre côté (une pensée errante naviguait en moi, car mon regard s’accrochait à cette tache turquoise encore et encore), un entraîneur n’est pas obligé de se produire lui-même. Peut-être est-il est simplement une sorte de directeur artistique qui invente des numéros, suit les résultats de ses minots et leur mouche le nez. Si c’est comme ça, mets ce que tu veux, même un pyjama…
En fin de compte, je me suis résignée: bon, va pour le breakdance! De toute façon, il faut bien tuer le temps avant le show de John. Pourvu, diable, qu’on évite la boxe japonaise…
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Dans certaines histoires, la magie commence sans prélude, elle surgit en un éclair. Une décharge instantanée. Peut-être que tout était dans la musique? La musique s’échappant lentement du haut-parleur a envahi le ciel et enveloppé l’espace tel un épais brouillard. Des voix d’hommes, sévères, un rythme sourd et ballotant. J’ai ressenti des frissons dans le dos; ça ressemblait plus que tout à une sorte de rap noir hypnotique. Un chant des rues. Une incantation évoquant des passages souterrains et des ponts de chemin de fer.
Ça a tout de suite été très étrange. Ça ne ressemblait pas du tout à un début de spectacle et ne faisait pas penser non plus à du breakdance.
Et tous ces gars en noir, très différents, avec leur leader turquoise, se sont alignés face à face et ont commencé à se dégourdir. Au rythme de cette musique sèche, ils inclinaient la tête, étiraient les jambes, effectuaient des rotations des épaules. Ils faisaient des pompes. Et le sentiment d’étrangeté grandissait: ils exécutaient tout cela avec un sérieux extrême. Les visages concentrés, les regards plongés en eux. Ils étaient comme des guerriers accomplissant un rituel avant le combat. Une équipe d’hommes mûrs, tous en noir, et un en turquoise. Et cette musique. Moitié rap, moitié vaudou.
C«était extrêmement étrange. Ce n’était pas du tout ce qu’on attend d’un spectacle de rue. On s’attendait à ce qu’on nous distraie ou qu’on nous surprenne. On n’était prêt à se retrouver à une cérémonie divine.
C«était si étrange que j’en ai éprouvé un frisson jusqu’au plus profond de mon être.
Et soudain, les rythmes africains hypnotiques se sont tus.
A cet instant, les gars ont foncé les uns vers les autres et, en deux bonds, ont formé un cercle. Ils ont plongé la tête la première dans celui-ci, comme s’ils avaient vu quelque chose de petit sous leurs pieds, et se sont figés une seconde. Et paf!
«Energie positive!!!!» ont-ils hurlé en chœur, aussi fort et joyeusement que possible. Et ils se sont écartés brusquement les uns des autres.
Paf! Paf! Etre dérouté deux fois en trois minutes, c’est un peu trop. Ce slogan rasta ne s’accordait nullement avec la vision de guerriers se préparant au combat; mais les guerriers s’étaient volatilisés en un éclair. Les gars se sont à nouveau transformés en une équipe de breakdance, qui plus est dans un style absolument cartoonesque: la banane jusqu’aux oreilles, les yeux brillants. Un underground à la sauce Disney.
Evidemment, une intrigue était en train de se tramer.
Tiens, tiens, ai-je pensé. Energie positive, c’est aussi une incantation, après tout. Mais très joyeuse. Rien à voir avec une prière de guerre.
Le leader de cet étrange ensemble de danse militaire a fait un pas en avant et a souri avec éclat. Le personnage type suivant, je dirais: le voyou romantique d’une série pour ados. Des posters avec ce genre de héros ornent les chambres des minettes de seize ans; elles les collent habituellement en face de leur lit. Tout était au poil, peut-être même un peu trop. Grand, sculptural. Le sourire plein d’assurance. Les yeux brillants. Et si énergique! Et pour ne pas avoir l’air d’un personnage trop positif: des fringues underground, un bandana, des gants de vélo. Et des tatouages comme tamponnés sur ses mains.
Il m’a rappelé El, mon ancien pote biker, qui était amoureux de moi autrefois. Celui-là était tout aussi radieux, et les traits de son visage si semblables. J’ai ri à cette pensée. Bravo, mon gars, ai-je pensé en éprouvant une sympathie et une chaleur soudaine. Tu es très bien toi, et pour sûr tu plais aux filles. Et tu le sais certainement. Il est peu probable qu’on puisse parler de quelque chose de sérieux, toi et moi, mais on se marrerait sans doute bien.
Rien à faire, à ce moment-là c’est ainsi que je l’ai vu: un beau gosse de sitcom dans le rôle du voyou, un charmant glandeur en tee-shirt turquoise et au visage très prévisible. Mais à présent… A présent je revois trois visages de toi, le révolutionnaire.
Le jour où je note tout ce qui m’est arrivé, tu es en train de sauver le monde quelque part, et moi, je me trouve au milieu d’une Rome brumeuse, sur les décombres de l’Empire, dans une maison où flotte une atmosphère littéraire, une maison aux plafonds très hauts, aux poignées de portes en cuivre et aux volets recréant une ambiance à la Silent Hill. Je suis assise sur le rebord de la fenêtre donnant sur un jardin en fleurs où il m’est interdit de pénétrer, et sur les murs lépreux d’une cour-puits romaine authentique. En robe bleue bleuet. Avec une tasse de café, acheté la veille au soir chez des hindous. Et cette nuit-là, quand l’orage enflamme le ciel au-dessus de la ville, et que des trombes d’eau inondent la via Carlo Alberto, je revois trois visages différents de toi.
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Le type en turquoise a embrassé du regard tout le public.
«Bonsoir tout le monde!» a-t-il crié joyeusement dans son micro, collé à sa joue comme une mouche. Il a approché la paume de sa main de son oreille, attendant la réponse. A travers le silence marin qui régnait dans mon dos ont retenti quelques rares salutations. Des salves isolées n’ayant rien à voir avec un feu d’artifice.
Eh ben ça alors!
Le visage du gars a changé: le sourire a fui ses lèvres, comme un filet d’eau s’enfuit dans un évier. « Non, les amis, ça va pas aller comme ça», semblait exprimer son regard. La même expression s’est reflétée sur le visage des autres membres du groupe.
Que