A cette époque, je me haïssais comme personne. Ce n’était pas une forme légère de pudeur adolescente; non, c’était un mélange acide de répugnance écœurante de soi, de honte et d’hostilité au monde, qui bouillait en moi sous un couvercle hermétiquement fermé. Et cela a continué très longtemps, jusqu’à mes vingt ans environ, jusqu’à ce que je ne remodèle tout.
Parfois, en écoutant John, et plus tard, en repensant au révolutionnaire et à son équipe, je me disais: si tu sais quelque chose de la vie de la rue, essaye l’exact opposé. Mets-toi un instant dans la peau d’une bonne élève du Bronx.
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[…]
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A la maison, j’ai pris une douche; l’eau trouble d’Avignon m’a lavée de la boxe japonaise apocalyptique. Pendant ce temps, John a pu avaler quelque chose; quant à moi, je suis restée sans appétit. On est ressortis dans la rue. L’avenue de la Synagogue frissonnait légèrement dans l’ombre épaisse des platanes. John a agité sa main vers la gauche et a prononcé avec fierté :
«This is my car. And this is my garbage bin.»
Près d’une voiture noire – je n’ai pas pu discerner sa marque – se trouvait effectivement un bac poubelle à roulettes, grand et noir, comme tous les biens que possédait John, à l’exception des culottes de scène (les culottes, John les préférait colorées). Le bac était enchaîné à une borne en fer. « C’est ma voiture, et voici mon bac poubelle» (» c’était ma Lo, et voici mes lis»7; je me suis surprise à penser que ce n’était pas tant le bac qui était étonnant pour moi que la voiture. Une voiture? A John? Ça alors! Il me semblait qu’il méprisait les biens massifs).
John a soulevé le couvercle et a plongé à l’intérieur jusqu’à la taille. Un bruit s’est fait entendre.
«Johny, what are you doing there? ai-je demandé avec une légère inquiétude.
– There’s something with the bottom», a retenti sourdement de là-dedans.
John s’est extirpé du bac, a contourné sa voiture, a fourré dans le coffre et en a sorti quelques paquets et un haut-parleur portable. Tout cela a pris place dans le bac. Bon Dieu, pensais-je, combien de temps as-tu lavé cette poubelle? Ou alors tu ne l’as pas lavée? D’un côté, on pouvait attendre tout et n’importe quoi de John. Mais d’un autre, il n’y avait pas de personne plus propre que lui. Il ne pouvait pas même embrasser une femme sans s’être brossé les dents le matin. C’était un vrai Français, notre Johnny Boy.
«Don’t look at me like that, I’ve bought it. It’s new, a dit John d’une voix sirupeuse, en me regardant malicieusement. Let’s go!» Et là-dessus il a saisi le bac par les poignées et l’a fait rouler sur le pavé. Je me suis mise à trottiner à ses côtés. Un chemin bien connu: un bout de l’avenue de la Synagogue, puis passage sous une arche, et enfin la rue de la Carreterie. Le fripon gris et jaune dessiné près de la fontaine.
Je n’en doute pas, on allait très bien ensemble: moi, avec mon tee-shirt rose, mes ballerines de princesse et mon sac de toile de Saint-Pétersbourg – la touriste modèle typique – et l’infernal John en pantalon noir, torse nu et avec ses brillants yeux espagnols. La belle et la bête, la princesse et le voyou. On se hâtait le long de la rue bouillante, et un flot de gens nous contournait des deux côtés. Aux badauds bayant aux corneilles, John criait brusquement quelque chose en français. Comme un vrai éboueur.
A un moment, un grand bus de touristes nous a rattrapés; il avait soif de liberté de mouvement. John le gênait. Le bus s’est mis à klaxonner violemment. Je me suis jetée vers le trottoir et me suis retournée: John continuait impassiblement à faire rouler son bac.
Le bus a klaxonné encore une fois. Puis une autre. Mais John n’était pas de la race des peureux.
«He is crazy to drive in such a mess! Some people are really insane!» m’a-t-il hurlé à travers la foule. J’ai essayé de le raisonner et ai crié en réponse :
«Johnny! Just move aside! You block him the way!
– And what? s’est indigné le têtu. He’ll go ahead for a hundred meters more and then he’ll be blocked again! People are everywhere!»
Le bus était pris d’hystérie. John continuait à faire rouler son bac, comme un héros-pionnier, comme un missionnaire, comme un conquérant de l’univers. C’était visiblement une question de principe.
«Johnny!» vociférais-je. Mes nerfs était en train de lâcher.
«There’s always fight in the street!» a gueulé John et il a appuyé encore sur le champignon. Finalement, le bus a grimpé sur le trottoir par les roues de devant, a soulevé son pesant derrière, a mis les gaz et a arrivé au niveau de John. La femme au volant s’est penchée à la fenêtre. Elle s’est mise à hurler, déversant son indignation sur la tête du vilain éboueur: ses jurons se sont confondus dans un torrent bouillonnant et fétide (à ce moment-là, j’ai remercié les dieux de ne pas comprendre un seul mot). John a eu la répartie vive: il a aussi éclaté en une cantate riche en couleurs. Les gens se retournaient. Les touristes dans le bus ont aplati leur nez sur la vitre: quel scandale! Ça aurait pu durer une éternité. Mais non: brusquement, John s’est écarté de côté et s’est élancé dans une ruelle. Arbitre pour lui-même, enfant des rues, pilote de première classe dans un jeu sans règles, il s’est élevé au-dessus de la bataille: ayant décidé qu’il avait remporté le duel, il l’a interrompu sans la moindre hésitation. Je me suis lancée à sa poursuite et ai repris haleine dans la ruelle.
«When I was just starting at the street, everyone hated me», m’a-t-il rappelé. Plus calmement déjà: hurler au milieu des murs de pierre et des bacs poubelles ne servait à rien.
«And is this an excuse? l’ai-je interrogé.
– Ok, imagine then, a démarré John au quart de tour. You come to the street, and each time you have to prove everyone who you are. No one can book a place to perform, right? So, each time there is a fight. For the public, for the area», John a brusquement fait tourner le bac et s’est appuyé sur ses poignées de celui-ci, tel un orateur à sa tribune. And then, you come, and someone is already performing at your place. And you did not eat from yesterday. And you tell him: okay, I’ll start right now, and we’ll se who will get the public. And it goes!»
Un petit chat a bondi sur le couvercle du bac: bariolé, avec des taches rousses. Il n’a pas eu peur de l’orateur. A Moscou, j’avais un copain, ex-bandit; « un homme de guerre a besoin de guerre, disait-il. S’il n’y en a pas, il se la trouvera». Selon ses mots, John se produisait toujours mieux que les autres et ne respectait personne, il piquait le public des autres, s’attirait sans cesse des ennuis, et c’est pour ça qu’on ne l’aimait pas. Ce n’est pas un homme mais une flamme éternelle. Mais d’où vient le bois? Et bien, c’est très simple. La fureur, pensais-je, c’est aussi une habitude. Un moyen de tâter le monde.
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John avait l’habitude de la fureur, et moi j’avais l’habitude (ou plutôt la passion) de fourrer mon nez dans des formes de vie inexplorées. D’où ça m’est venu? Je l’ai déjà dit: de l’enfance.
En ce temps-là, dans les années quatre-vingt-dix, ma famille m’apprenait à avoir peur. Surtout mon grand-père et ma grand-mère. Ne cours pas, tu t’écrabouilleras le nez. Ne parle