C«était une époque méchante. La cruauté était le moyen le plus rapide de se reposer un tant soit peu sur quelque chose, de se sentir fort ne serait-ce qu’un instant. Donc, les règles étaient simples: après dix heures, il vaut mieux ne pas marcher dans le noir. Ce chantier, contourne-le, même le jour: là, quelqu’un a été violé avec un morceau de barre d’armature. Ici, on a assassiné quelqu’un: son cadavre a été trouvé dans une benne à ordures. Un long regard droit dans les yeux, c’est une provocation: c’est toi qui auras tort. C’est ce dont je me souviens de l’enfance. C’est comme ça que je vivais, en regardant le sol.
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En ce temps, dans les années quatre-vingt-dix, ma famille passait pour être relativement prospère. D’un statut plus élevé que les autres dans l’immeuble. A cause de cela, on ne nous aimait pas trop. Et aussi du fait que mes parents ne voulaient pas boire de vodka, mais au lieu de ça se démenaient comme des fous, essayant de gagner de quoi vivre, d’une façon ou d’une autre. Qu’est-ce qu’ils n’ont pas fait après que l’Union s’était effondrée! En URSS tout était clair: grand-père membre du Parti, mère pianiste, père architecte. Pendant la pérestroïka, plus personne n’avait besoin de pianistes et d’architectes (sans parler des fonctionnaires du Parti). Et mon architecte de père allait dans les jardins d’enfants et photographiait les enfants à la demande. Il dessinait et faisait des vitraux, ayant par la même occasion orné de ces derniers les trois fenêtres de notre appart: dans une pièce, il y avait des arabesques de gel, dans une autre des fleurs, et dans le salon d’harmonieux losanges. Des fenêtres vitraux. De fait, le salon s’était mis à ressembler soit à un temple, soit à une chambre de demoiselle russe des temps anciens, telles qu’elles apparaissent dans les dessins animés. Très joli et impossible de voir quelque chose de l’extérieur, au cas où il aurait pris l’envie à quelqu’un de l’immeuble d’en face de regarder avec des jumelles s’il n’y avait pas un petit quelque chose de valeur dans notre appartement. Ça arrivait; après que deux apparts au dessus avait été cambriolés en l’espace de deux semaines (» L’or, je le gardais pour le mariage de ma fille, sanglotait l’une des victimes, et ils ont emporté aussi le manteau de fourrure!»), mes parents s’étaient procuré de l’argent et avaient fait installer une massive porte blindée. Elle est toujours là, dans l’appart de Lubertsy, en souvenir de cette époque, tout comme les contours des vitraux à demi effacés.
Maman la pianiste faisait la navette entre Moscou et la Pologne par train de nuit et rapportait de là-bas des ballots de fringues: des collants en nylon, des soutiens-gorges importés, des chaussettes en coton. Tout ça était à vendre. L’argent pour les achats, il fallait le transporter dans un morceau de tissu cousu dans la culotte: on volait aussi dans les trains. Quant au gagne-pain, on devait le partager avec l’administration du marché et les racketteurs.
«Mais notre milice ne nous protège-t-elle donc pas? m’étonnais-je.
– Ma milice nous protège bien: d’abord elle nous coffre, puis elle veille sur nous», plaisantait lugubrement mon grand-père.
Il fallait aussi partager avec la milice.
Puis, mes parents ont trouvé, je ne sais comment, un moyen de faire du business avec la Mongolie et se sont mis à vendre des chapkas en fourrure de renard polaire et de rat musqué. Un guide de conversation russo-mongol, Yariany Devtair, avait pris place sur une étagère
(« bonjour», ça se dit « sain bain ouou!», et « je lève mon verre à votre santé», c’est déjà un peu plus compliqué: « Tany aeruul iaendiïn telee hundaga orgye!»). Parfois, des Mongols nous rendaient visite: Dina, au visage rond comme la lune et avec deux dents en or, et son mari au teint basané et hâlé par le vent, ressemblant à une image d’un manuel d’histoire (la partie consacrée aux nomades). C’étaient eux qui apportaient de Mongolie ces chapkas, à côté desquels mes parents passaient des heures debout au marché. Tout le couloir de notre appartement était encombré de boîtes en carton; il restait seulement un étroit passage. Tout était gardé strictement secret. Il m’était interdit d’inviter des amis à la maison et encore plus de raconter ce que faisaient mon père et ma mère.
Je me souviens que les week-ends, par les mornes journées d’hiver, quand à à peine trois heures de l’après-midi, la fenêtre couverte d’une fine couche de givre rougeoie au soleil couchant, papa l’architecte, maman la pianiste et grand-père, le chef du parti, faisaient irruption dans l’appart, gelés jusqu’aux os, après avoir passé six ou sept heures debout sur un marché à ciel ouvert, par moins trente.
«Alors, papa? demandais-je en m’élançant de ma chambre. Combien?
– Qu’est-ce que ça peut te faire?» répliquait mon père d’un ton sec. Et il se dirigeait dans la salle de bain pour se réchauffer les mains. A ce moment-là, maman me confiait tout bas :
«Quatre de femme et deux d’homme.»
«Quatre de femme et deux d’homme», ça signifiait la quantité de chapkas vendus. Et ce n’était pas mal du tout. « Pas un seul», c’était bien pire. Dans ce cas, on ne savait pas ce qu’on mangerait dans la semaine.
Concernant la nourriture, c’était très simple; de la bouillie de sarrasin, des pommes de terre, des pâtes en forme d’escargot: une casserole nous faisait à peu près cinq jours. Le deuxième jour, les pâtes devenaient semblables à de la colle à bois, mais on pouvait les faire frire. Il y avait aussi des pilons de poulet, gras, truffés de produits chimiques. De grosses saucisses grisâtres (je n’en mange pas jusqu’à maintenant). Du saucisson, c’était la fête.
Comme j’ai déjà dit, on ne nous aimait pas beaucoup dans l’immeuble. Mes parents, pour leur envie de s’en sortir. Ma grand-mère, pour ses lèvres pincées. Mon grand-père, du fait qu’il avait été chef dans le temps. Moi, pour mon appartenance à cette tribu et pour mes nouvelles baskets. Des intellos de mes deux. Regarde-moi comme ils se la racontent! Vous vous croyez mieux que les autres? Pas tous parlaient comme ça, mais certains; en tout cas, ce ne sont pas les ennemis qui me manquaient. Les membres d’environ trois familles, il ne valait mieux pas les croiser près de l’ascenseur.
Je me souviens qu’un garçon du voisinage – j’avais peut-être huit ans, et lui devait en avoir dix – m’avait dit une saleté près de la porte d’entrée de l’immeuble. En réponse, je lui avais donné un coup de pied à l’endroit qu’on m’avait appris. Le gars s’était plié en deux et avait hurlé, et moi je m’étais enfuie. Mais le jour suivant, ses malotrues de sœurs – l’une de quinze ans, l’autre de seize – m’avaient chopée dans la cour de l’école et m’avaient empoignée avec force.
«Frappe-la comme il faut, Sacha! Où tu veux, aiguillonnaient-elles leur frère. Elle t’a frappé hier, non?»
Et Sacha, pendant un long moment, ne pouvait se décider. Il s’efforçait de viser.
Des histoires pareilles, il y en avait beaucoup. Lubertsy, le petit Bronx à la moscovite.
Jusqu’à vingt ans environ, je n’étais pas une battante; au contraire, j’étais absolument pitoyable. A Lubertsy, il y avait partout des enfants des rues ou des adultes qui