Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.. Mara Ming. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Mara Ming
Издательство: Издательские решения
Серия:
Жанр произведения: Приключения: прочее
Год издания: 0
isbn: 9785005025012
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un joyeux hurlement de soutien. Et le public, ayant bien compris qu’il n’y avait pas moyen de rester muet, a vociféré en cœur. Et cette réponse a retenti tout autrement: c’était comme si le monde entier, qu’avait salué ce type lumineux auréolé par le soleil couchant, avait soigneusement et longuement répété son rôle. Comme dans un stade.

      Le type en turquoise s’est montré satisfait du résultat de sa démarche pédagogique: ayant esquissé un sourire malin, il a continué à parler. Sa voix était assez plaisante. J’ai dressé l’oreille: étonnamment, je réussissais à le comprendre mieux que Philippe ou Lucien. Soit il avait une diction plus claire, soit mon français commençait à me revenir.

      «Alors! a-t-il déclaré. On s’appelle les échos…

      – LIES! ont grondé les gars.

      – Et on fait du…

      – SPECTACLE!

      – Et je vous présente les membres de notre équipe! Tel un rappeur battant la mesure, le type en turquoise a pointé du doigt l’un après l’autre tout ceux qui s’étaient alignées derrière lui: Loco, Anti, Thomas (le nom des autres m’avait échappé) et moi… Christine!»

      Dans le public on a pouffé de rire, et le turquoise s’est légèrement incliné en un salut plein de facétie.

      «Et bien, mes amis, a-t-il poursuivi, avant de commencer notre spectacle, je dois fixer quelques règles! Première règle!

      – PREMIERE REGLE!» ont repris les gars. Leurs visages exprimaient un bonheur tellement sincère que cela semblait un peu exagéré pour la situation.

      «Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous plaît, vous applaudissez!»

      Les spectateurs se sont mis à hocher la tête, comme un régiment de chiens pendulaires.

      «Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous ne plaît pas… (pause théâtrale) … vous applaudissez!»

      L’Allemande au sandwich assise près de moi a haussé son sourcil roux.

      «Pourquoi? le type en turquoise a saisi au vol cette question non posée. Parce que tout est question d’énergie dans ce spectacle. Si tu nous donnes de l’énergie (il a montré du doigt un des spectateurs) on sera au top niveau (son doigt a chatouillé la voûte céleste). Si tu ne nous donnes pas d’énergie, on sera tout raplapla…

      …et il a fini par conclure :

      – Donc, si le spectacle est tout pourri, c’est de ta faute.»

      Et il a tout de suite cligné de l’œil, comme pour dire: c’était une blague, camarade. Rien ne sera pourri.

      «… Deuxième règle!

      – DEUXIEME REGLE!» a gueulé l’arrière-garde.

      «Il ne faut jamais toucher la corde rouge qui est devant vous!

      – Troisième règle!

      – TROISIEME REGLE!!!

      – N’hésitez pas à vous rapprocher, n’hésitez pas à vous s’asseoir, parce que le spectacle dure quatre heures et demie (coup d’œil sur sa montre), et tous ceux qui sont derrière vous se taperont vos nuques pendant quatre heures et demie! Et ça ne vous plaira pas! Et… on commence!»

      Ayant ainsi mis de l’ordre, le type en turquoise a fait signe à quelqu’un, et le haut-parleur noir a craché sur la place un joyeux son de pop pour midinettes. Deux gars sont passés en coup de vent devant les spectateurs en pliant les genoux (comme pour danser le kazatchok, me semblait-il), et ont jeté à même le sol un câble rouge. C’a été fait de manière beaucoup trop énergique: les spectateurs ont retiré vivement leurs pieds, comme si on avait lancé devant eux une mèche à combustion lente.

      Et puis un bordel sans nom s’est ensuivi. Avec des sourires coquets, en roulant sans vergogne du derrière, les gars se sont lancés dans une danse polissonne qui ressemblait à un spectacle de pom-pom girls. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ils avaient l’air vachement naturel dans ce rôle. A peu près comme John, quand il exécutait son striptease dans sa jupe à strass.

      Le public s’est bien excité, mais cette débauche n’a pas duré longtemps. Le type en turquoise semblait soudain avoir pris conscience de ce qui était en train de se passer et de l’impression que tout cela donnait, et son visage s’est pétrifié. C’est à ça que doit ressembler un homme venant de réaliser qu’il est arrivé à l’arrêt de bus sans pantalon.

      «Non, a-t-il dit d’un ton sévère. On ne va pas continuer comme ça.»

      Ayant mesuré l’ampleur de la chute, il a instantanément rétabli la barre, comme s’il venait de changer la toile de fond d’une scène. En un rien de temps, les gars ont pris une apparence humaine. Une musique différente – un hip-hop habituel – s’est fait entendre. L’un après l’autre, les gars se sont mis à sauter au centre de la scène, faisant montre d’une éclatante maîtrise de la culture physique. L’un, se tenant sur une main, a fait virevolter ses jambes à la manière d’une hélice, un autre a tourné sur la tête, les bras et les jambes d’un troisième ont formé des nœuds en macramé. D’après ce que j’ai observé, un garçon n’avait pas d’os du tout: c’était la souplesse du serpent. Effectivement, ça ressemblait à du breakdance, mais à une nuance près: les visages des danseurs rayonnaient comme si c’était leur anniversaire ce jour-là.

      Ces garçons ont immédiatement créé autour d’eux un champ magnétique d’une rare densité: en deux minutes la foule a doublé de volume, et les spectateurs ne cessaient d’affluer. Ceux qui n’avaient pas eu la chance de trouver une place sur le parvis, étaient perchés en grappes sur les parapets de la cathédrale Notre-Dame des Doms. Tout le spectacle consistait en petits sketches à la croisée du théâtre, de l’acrobatie complexe et de la danse, et l’essentiel s’est révélé assez rapidement: ces héros sportifs virils en uniforme noir ne craignaient pas de jouer la comédie. Le type en turquoise n’arrêtait pas de chambrer ses ouailles, et avec un rictus diabolique les frappait avec une batte rose gonflable. Ceux-ci s’écroulaient à terre comme des quilles, mais se remettaient tout de suite sur leurs pieds, répondaient à leur boss par des grimaces et une malice réciproque, ainsi que des mouvements de danse sportive. Beaucoup d’ironie. Mais pas un gramme d’obséquiosité devant le spectateur. C’est comme si ces gars n’essayaient d’amuser personne: en premier lieu, ils s’amusaient eux-mêmes, faisaient leurs petites blagues entre eux, et par la même occasion invitaient les spectateurs à rigoler, vu qu’ils s’étaient retrouvés ici. Voilà de quoi ça avait l’air.

      Avec mon français handicapé, je réussissais à saisir au mieux vingt pourcents du texte, mais cela n’avait plus aucune importance. Les mots deviennent capitaux s’il n’y a rien d’autre à côté, mais là, il y avait un truc. Il y avait quoi, au juste? Un talent d’artiste? Une forme physique exceptionnelle? Certes, mais ça aussi, c’est à mettre entre parenthèses. Le truc principal, c’était que chacun des gars retournait sincèrement ses poches, donnant aux spectateurs tout ce qu’il avait de meilleur en lui, déversant sur la foule cette énergie positive en des rayons d’arc-en-ciel. Aucun ne mentait. Et c’est en cela que résidait la magie. La scène devant la cathédrale Notre-Dame des Doms étincelait et crépitait, toute imprégnée de l’électricité générale; je suis prête à parier qu’à ce moment-là on pouvait la voir du cosmos. Des vagues pénétrantes de bonheur absolu. L’inspiration. L’entrain. L’unité nouvellement née de tous les êtres et les choses: des gars hauts en couleur et des spectateurs, de l’eau et de l’air, des platanes et du tram. Du Christ et de Bouddha. Des aveugles et des voyants, des méchants et des gentils, de ceux qui ont été pardonnés et de ceux qui ont été trahis.

      Par la suite, je pensais (de manière générale, par la suite, je pensais beaucoup – et que me restait-il?): si j’avais été un peu plus détachée, un peu moins réceptive à ce moment-là, peut-être que tout se serait tramé autrement. Rien ne se serait