Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.. Mara Ming. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Mara Ming
Издательство: Издательские решения
Серия:
Жанр произведения: Приключения: прочее
Год издания: 0
isbn: 9785005025012
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du corps, mais en même temps le cerceau géant semblait jouer sa propre partition. L’artiste se laissait tomber sur un genou, et la roue décrivait des spirales autour de lui.

      La mélodie triste et languissante flottait au-dessus de la place du Palais.

      De droite, de gauche, de devant et de derrière, les rangées de spectateurs formaient le cadre de ce court-métrage touchant. J’ai retenu mon souffle: ce spectacle était digne d’admiration, de silence. C’était vraiment de l’art.

      Mais la musique s’est tue. Le jeune homme a exécuté avec élégance une dernière pirouette, a posé un genou à terre, et la roue a glissé harmonieusement à ses pieds tel un serpent et s’est couchée près de lui. Une seconde plus tard, les spectateurs se sont mis à applaudir à tout rompre, puis ils se sont dirigés en une longue file vers l’artiste pour déposer une pièce dans son chapeau, l’embrasser, échanger quelques mots avec lui. J’ai regretté de m’être assise aussi loin, et ce petit mot – « loin» – m’a fait revenir à la réalité. Je me suis soudain rendue compte qu’en effet, j’étais assise quelque part, et que, comme auparavant, le même monde tangible m’entourait. L’escalier. La cathédrale. Jésus. Le petit tram, le festival, les affiches. La rue de la Carreterie. L’avenue de la Synagogue. Dispersées quelques secondes plus tôt, les particules de ce monde commençaient à se rassembler en un pan de toile et la réalité avait retrouvé toute sa densité. J’ai jeté un coup d’œil au-dessous. Non, il était clair que quelque chose dans l’air avait changé: près de la fontaine bouillonnait déjà la vie. Là-bas s’étaient installés les membres de l’équipe que John m’avait tant vantée. Lui-même était à présent parmi eux. Il était en train de s’étirer.

      D’autres gars étaient arrivés. Ils devaient être six ou sept à ce moment-là. Des visages insolents et indomptés: un Asiatique, un Africain, deux blancs. Juste en dessous de moi, luisait le crâne rasé et rond d’un ado noir. Un poignet barré d’un bracelet bleu, une guirlande multicolore sur l’autre. A ses côtés son pote torse nu. Ses muscles sculpturaux dorés par le soleil couchant. Plongé dans son portable. Et un autre gardant un chariot à roulettes. Lui aussi fort et bien bâti, et tout en noir comme les autres. Les cheveux coupés en brosse. Tout est impec, les pantalons sont juste un peu courts.

      J’ai sorti mon iphone de mon sac et l’ai pointé vers les garçons tombant dans ma ligne de mire: ce n’était pas une photo de grande valeur, mais ce côté international m’avait bien plu, sans que je n’aie trop su pourquoi. En fin de compte, après les lutteurs japonais mal bâtis, c’était un vrai plaisir de voir des mecs sportifs et à l’apparence rassurante.

      A ce moment précis, le gars aux cheveux coupés en brosse a levé la tête et m’a regardée droit dans les yeux.

      Bigre!

      Quand une lance t’arrive dessus, aucune chance de s’esquiver.

      Ce regard d’acier, lourd et impétueux, m’a presque fait tomber du parapet.

      Pour un instant, j’ai eu la sensation que ce type venait de me surprendre en train de faire quelque chose de mal. Ou simplement qu’il m’avait prise de court. Et avant d’avoir eu la moindre pensée,

      avant même d’avoir eu le temps d’agir consciemment,

      au regard perçant de cet inconnu

      j’ai répliqué par un grand sourire.

      Et soudain, je nous ai vus de côté: la cathédrale, Jésus, moi, installée confortablement sur le parapet, et ce mec ayant regardé brusquement un peu plus loin que le bout de son nez. Nos regards tels des balles traçantes et mon sourire lumineux, aussi vaste que le ciel. Et ben y a pire! Si tu réponds à un regard brusque par un sourire instinctif, alors tout ne vas pas si mal pour toi.

      Toujours rayonnante, j’ai baissé ma caméra, et le garçon – ce même garçon – m’a répondu soudain par un franc et lumineux sourire. Et m’a oubliée un instant plus tard. Il m’a tourné le dos et s’est mis à hurler quelque chose en français à son camarade, un gaillard au torse nu, mais ce dernier ne le regardait pas. La main appuyée sur le pavé, comme enchaîné au sol de la place par des menottes de couleur, il a adossé son regard à la fontaine. Mais il était plongé dans ses pensées.

      Le gars coiffé en brosse s’est approché du rêveur, s’est penché vers lui et l’a poussé par l’épaule.

      Depuis, je me souviens de cette image et il est peu probable que je l’oublie un jour, car je la considère comme le point de départ de toute cette histoire. Six ou sept personnes. Leurs corps que le soleil faisait paraître recouverts d’émail, leurs trajectoires gracieuses, leur glissement sur le corps étendu de la place. Leurs affaires. Ici une valise, là un chariot à roulettes. Ici un skate et là un seau. Ici j’entrevois une enfance difficile, là une absence totale d’enfance, et là de longues heures d’entraînement, parce que c’était tout ce qu’il restait. Il y avait là encore beaucoup de choses que je n’avais pas réussi à savoir, mais que j’aurais tant voulu connaître.

      La fontaine asséchée, la place, John rangeant son barda.

      Un bleu sur ma cheville. Mon sac de toile. Ma main, mon annulaire ceint d’une bague d’argent du Caire. Bastet, Isis, Mâat.

      Le ciel transparent du soir barré de nuages semblables à des lenticules laiteuses. Les chevelures ombrées des platanes. Les cafés comme des petits foyers d’agitation silencieuse.

      Mon royaume.

      Mon fatum.

      Mon sourire à un garçon inconnu du boysband.

      – –

      L’agitation en bas était devenue plus intense: il semblait que ça allait commencer dans cinq minutes tout au plus. Des fils électriques serpentaient sur le pavé. L’éternel hautparleur noir dressé sur son grand pied a fait son apparition. En un éclair, les gars sportifs ont envahi l’espace devant la fontaine avec leurs accessoires: des sacs-à-dos, des cartables, des chiffons. Quatre skates (l’un d’eux avec de surprenants motifs léopard). Deux trottinettes. Le seau rose criard. Deux battes de baseball gonflables (roses aussi). Une drôle de valise, semblant appartenir à une fillette: blanche et rose, avec un chaton aux lunettes roses. Une écolière japonaise pourrait se trimballer avec une valise pareille. Peut-être qu’elle fait aussi partie de l’équipe? Une sorte de guest star?

      Une horloge a sonné quelque part.

      Une jeune fille a couru vers la fontaine et a commencé à fixer au hautparleur une affiche portant une inscription (Les Echos-Liés, ai-je lu, oubliant ce que j’avais lu en un instant. Impossible de s’en souvenir). L’affiche tombait. La fille s’énervait. Peut-être était-ce à elle, cette valise avec le chaton? J’ai glissé du parapet et ai descendu les marches en courant.

      La foule commençait à s’amasser. John se dégourdissait toujours près du mur; il m’a lancé un regard, sans trop me voir, et telle une huître, s’est renfermé à nouveau sur lui-même. Paolo s’était mêlé à un groupe hétéroclite de spectateurs assis sur le pavé: il fouillait dans son sac et marmonnait quelque chose dans sa barbe. Je me suis approchée de lui à pas de loup; mes doigts ont dansé la tarentelle sur ses omoplates étoilées. Il a levé la tête, a souri et tapoté le pavé (» assieds-toi», signifiait ce geste). Et je me suis soudain réjouie: que c’est bon! Que c’est bon quand ça ne fait même pas vingt-quatre heures que tu as débarqué dans une ville inconnue et qu’il y a déjà quelqu’un de familier qui, si tu arrives par derrière et tambourines des doigts sur son dos, s’écartera pour te faire place et t’invitera à t’asseoir près de lui. C’est comme si la ville te devenait plus familière. Et comme si, toi-même, étais déjà de la maison.

      «Do you see that one? a pointé du menton Paolo vers la gauche. He was the trainer of John, by the way. He told you, no?»

      J’ai cherché that one en plissant les yeux :

      «Wait,