J’ai plutôt eu de la chance: les intimidations de ma grand-mère étaient trop épaisses et copieuses, et la bulle dans laquelle tâchait de me confiner mon grand-père s’est avérée trop étroite. Tous les ados se révoltent, c’est quelque chose d’hormonal. On essayait de m’infliger de la peur, et ma rébellion s’est manifestée en ce que je me suis refusée jusqu’à l’idiotie de craindre le danger. J’ai commencé à revenir à la maison par les passages et les recoins les plus sombres, à sauter sur les toits de garages et courir à travers les chantiers. Tous les enfants faisaient cela, mais moi je le faisais toujours seule et avec un cynisme particulier. J’ai aimé me plonger en dessous des citernes ventrues des trains de marchandises, pendant les quelques secondes où ils freinaient devant le quai; il fallait parvenir à s’en extirper avant que le train ne se remette en marche. J’ai pris plaisir à échapper aux contrôleurs. Escalader sur les toits et y courir. Rentrer avec le dernier train – celui dans lequel, selon ma grand-mère, les choses les plus horribles arrivaient aux petites filles (les choses les plus horribles, ça voulait dire les hommes, bien sûr) – cela me plaisait aussi. Ce n’est pas que j’essayais de me trouver des aventures. C’était une pure et furieuse certitude: dans le monde des hasards, à la différence du monde des braves gens, rien de mal ne pourrait jamais m’arriver. Je suis un paria, alors je suis invulnérable. Ces années-là, j’avais une peur panique des gens, mais mon sens du danger était totalement détraqué.
Une fois, sur un chantier, je suis tombée d’un bout de mur – je me suis foulé la cheville – et, ayant chuté d’un mètre et demi environ, j’ai atterri sur le dos. Pendant à peu près cinq secondes, je n’ai pas pu respirer, mes poumons semblaient s’être écrasés à cause du choc, mais quand j’ai réussi à reprendre mon souffle, et qu’un kaléidoscope de couleurs a cessé de danser devant mes yeux, j’ai vu qu’à gauche et à droite de moi deux barres d’armature rouillées sortaient du sol. Moi entre elles, comme encadrée, et mes baskets plantées dans le ciel. Une rencontre impressionnante avec le dieu du hasard: je suis tombée sur son large front. J’ai atterri entre ses cornes.
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Au début, les étendues vides – sous-sols, carrières, chantiers – me servaient de mondes parallèles. Je pouvais les peupler d’habitants de mon choix, à la différence de la réalité. J’appréciais particulièrement les toits. Tous les toits non fermés étaient miens: il n’y avait pas de plus grande joie que de grimper par l’escalier d’incendie sur la calvitie plate d’un immeuble de cinq étages et de rester là, sans bouger, pendant des heures, arrachant du bout des doigts des morceaux de goudron poisseux du revêtement. Dans ma tête, des films tournaient en boucle: j’inventais des histoires que seul un enfant infiniment solitaire peut inventer. Une fois accrochée à un scénario ou un rêve quelconque, je pouvais le détortiller pendant des jours, ajoutant ou enlevant quelque chose à ma guise. Atterrissant doucement sur ce même toit deux heures plus tard, je rampais vers son bord – avec beaucoup de précaution, pour que les balayeurs ne me voient pas – et jetais en bas, dans ce micro-monde insignifiant et futile, des morceaux de goudron. Je les regardais voler, puis devenir des points.
Au Baïkal, où on allait avec mes parents en été, au lieu des toits il y avait de grands cèdres. Je m’enfonçais dans la taïga, grimpais sur des troncs rugueux jusqu’à leur cime, et là où le tronc devenait dangereusement fin, je me balançais. Un sentiment de toute-puissance secrète m’envahissait alors: youhou! Je peux aussi faire ça!
Ma deuxième passion – et aussi un monde parallèle – était la lecture. Pendant que les autres adolescents apprenaient à fumer et à s’embrasser, je lisais passionnément. Ça venait de ma mère. C’était elle qui se constituait une bibliothèque maison, se procurait sans cesse toutes sortes de livres par un système complexe d’abonnement (à cette époque, on devait commander les collections de qualité en avance, faire la queue et cetera), rapportait chez nous des petits tomes déclassés de la salle de lecture où elle arrondissait ses fins de mois. J’adorais lire: la littérature, comme la galopade sur les chantiers, me transportait hors de la réalité. Je revenais à la maison, en sueur et sale, et oubliant de prendre une douche, je me saisissais d’un livre. J’avalais tout ce qui me tombait sous la main: d’abord Mayne Reid et « La Bibliothèque des Aventuriers», puis, Bounine, Tchekhov, un ouvrage de dix volumes à la couverture grise, Kouprine revêtu de velours vert, Gogol en noir, autrement dit des classiques; impossible de se les rappeler tous. Plus tard, j’ai passé en revue Wilder, Fitzgerald, Nabokov, Evelyn Waugh. Et d’autres. Tout ce que ma mère aimait. Puis, vers treize ans, j’ai effectué un rétrogradage littéraire: je me suis intéressée aux romans d’amour de bas étage.
«N’est-ce pas trop tôt pour elle? a demandé une fois, les lèvres pincées, une voisine de compartiment dans un train.
– Il vaut mieux qu’elle apprenne des choses des livres plutôt que des cages d’escalier», avait répondu ma mère avec une politesse glaciale.
J«étais toute seule, je souffrais de mon mutisme et me détestais chaque fois que je me retrouvais au milieu des gens, mais seule avec moi-même, je ne m’ennuyais jamais. Dans ma tête se fragmentaient sans cesse des cellules; je créais des mondes.
Ce n’est que bien plus tard que j’ai remarqué: les mondes parallèles existent, et je ne suis pas la seule à m’y intéresser. Des milliers de personnes les cherchent, et en perdent le sommeil et la tranquillité: dans les chroniques mondaines, dans le journal « L’oracle», dans la vie des extra-terrestres et des gens à tête de chien. Partout, sauf sous leur nez, alors que pour les trouver, il suffit de presque rien: tu n’as qu’à tourner au coin de la route battue, et alors qui rencontreras-tu? John par exemple. John le patriote, John le réalisateur, John l’éboueur, avec son caractère querelleur, ses yeux brillants de pirate, et il t’entraînera dans des aventures. Et ce même John se préoccupera de toi, te protègera comme si tu étais une fleur, te fera un plan de voyage et mettra ses amis à contribution pour qu’ils te prennent dans leurs bras et te distraient; il ne te lâchera pas et insistera pour que tu ne te promènes pas toute seule la nuit. Il t’expliquera toutes les subtilités. John était aussi mon monde parallèle, mais familier en même temps: proche, harmonieux. Si j’avais voulu quelque chose d’autre, je me serais installée dans un hôtel luxueux; pas le plus cher, bien entendu, mais au moins avec un évier en marbre et une rose dans un vase. J’y aurais passé mes matins à boire du thé, très contente de moi. Mais non. Au lieu de ça, je faisais des va-et-vient avec John, le long de la rue de la Carreterie.
La rue de la Carreterie; si j’avais su combien de fois il me faudrait la parcourir, la remontant et la descendant, de long en large, tous ces aller-retour, tous ces kilomètres, si j’avais su que je devrais faire le tour du globe, passer le point de non-retour et oublier beaucoup de ce que je pensais de moi. Mais me souvenir aussi de quelque chose. De la rue de la Carreterie à l’avenue de la Synagogue et vice-versa, à nouveau la rue de la Carreterie, puis la rue Carnot, la place du Palais et la rue de la Réplublique, et enfin la ruelle en face du théâtre « Le Paris», où se passera tout ce qui était écrit, tout ce qui devait m’arriver et ne pouvait pas arriver autrement.
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[…]
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La chaleur a cédé, les ombres se sont allongées. John m’a traînée au deuxième niveau de la place, vers la fontaine sous l’église Notre Dame des Doms. La fontaine – lourde, avec trois calices – rappelait un vase de fruits à trois étages. Il n’y avait pas d’eau; des papiers et quelques bouteilles en plastique gisaient sur le fond ébréché. Une aire panoramique avec un parapet dominait la fontaine. Les plus courageux y grimpaient et s’installaient là-haut, les jambes ballantes.
«I’ll go up, Jonhy Boy, ai-je dit. There’s a good point to make some photos.»
John avait de nouveau disparu dans les profondeurs de son bac poubelle: soit il était