Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.. Mara Ming. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Mara Ming
Издательство: Издательские решения
Серия:
Жанр произведения: Приключения: прочее
Год издания: 0
isbn: 9785005025012
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pendant la récréation, les joues ponceau, les cheveux te rentrent dans la bouche, les collants en coton te tombent jusqu’aux genoux, et quelque chose d’irréparable va se passer dans un instant – tu vas te casser la figure! – tandis que Petrov te court après :

      «Mara-marine, vieille sardine!»

      Et tu lui cries par-dessus l’épaule, sans reprendre haleine :

      «Une voix s’est fait entendre de la poubelle!»

      Et tu appuies de nouveau sur l’accélérateur. Parce que les toilettes pour les filles, elles ne sont qu’à deux bonds, et là, aucun Petrov ne s’y aventurera. Il te faut donc y parvenir et te cacher là-bas en attendant la sonnerie.

      Dans mon enfance de l’époque de la perestroïka, l’essentiel était de ne pas vasouiller, de ne pas bayer aux corneilles; on n’aimait pas les faibles. A y regarder de plus près, en ce temps-là tout était infiniment bizarre. Je me souviens qu’en classe de CE2 – était-ce bien le CE2? et donc, l’année 93? – la conseillère principale d’éducation nous avait attrapés, nous les amateurs de sprint de couloir. On faisait du tapage dans les escaliers pendant la leçon: la prof de maths était en retard, et rester assis sans rien faire dans une salle de classe étouffante, aux rideaux rouges en nylon, ce n’est pas tout le monde qui peut le supporter. Le soleil brillait si fort! Plein de joie, quelqu’un a planté un stylo-bille entre les omoplates de son voisin; celui-ci a répliqué par une bourrade, et les chaises ont volé, un piaillement a retenti, la porte s’est ouverte brusquement, et une boule de foudre de couleur noire-bleue-marron (à cette époque, on portait encore l’uniforme scolaire) a dévalé l’escalier.

      On s’est fait pincer et on nous a ramenés en bande dans la classe. On a été mis en rang près du tableau.

      «Vous n’avez pas honte?» a dit la conseillère principale d’éducation. Ses lèvres étaient comme du fil de fer. « Petits effrontés!»

      On se taisait. A la fenêtre, une branche de sapin a oscillé: sur elle venait de se poser un petit oiseau rond.

      «Espèces de sales bêtes, a martelé avec dégoût la conseillère. Allez, tournez le visage vers le tableau.»

      On s’est tournés. Le tableau était couvert de taches de craie. Mes côtes ont heurté le rebord où se trouvaient d’habitude le chiffon et la craie. Cette fois, ils n’y étaient pas.

      «Et maintenaaaaaant, a dit la conseillère d’une voix traînante, les garçons baissent leur pantalon, les filles montent leur jupe. Et tous ensemble, vous enlevez votre culotte. Tous ceux qui viennent de courir.»

      Le petit oiseau, ayant poussé un cri de dépit, a décollé de la branche et s’en est allé de ce monde d’absurdité.

      «Et vous restez comme ça devant la classe pendant une minute.»

      Si on essaie de joindre les deux prunelles le plus près possible, on peut s’imaginer qu’on a un seul œil. Récemment, j’avais appris le mot « cyclope» et ça faisait déjà plusieurs jours que j’essayais de ressentir ce que c’était que de vivre avec un seul œil au lieu de deux. Est-ce incommode ou pas tant que ça?

      «Vous êtes devenus sourds? Quant il s’agit de courir, vous êtes forts…»

      J’ai cligné des yeux et ai louché vers Smirnov qui se tenait à ma gauche: va-t-il enlever son pantalon ou non? Les lèvres de Smirnov tremblaient. J’ai failli arriver à l’effet borgne, mais un autre problème n’a pas tardé à apparaître: il s’avérait à présent que j’avais deux nez. Ils se rejoignaient en dessous, et l’œil unique se trouvait dans un creux entre eux deux.

      «Vous comprenez le russe?»

      Je ne voulais pas comprendre le russe. Il y avait des choses plus importantes dans ce moment.

      «Pronine, c’est toi qui courais plus vite que tout le monde? la voix de la conseillère était empreinte de moquerie. Allez, allez! Sinon on va téléphoner à ton père.»

      Le père de Pronine, un ex-géologue, était sévère. Les week-ends, il buvait atrocement, et il professait le culte du ceinturon. Et Pronine a cédé. Et après lui ont cédé tous les autres, en chaîne, jusqu’à ce que n’arrive mon tour. Un léger vent, venant du dehors, rafraîchissait les fesses nues qui n’étaient pas habituées à se retrouver ainsi à la vue de tous.

      Deux nez, ça ne le fait pas du tout.

      Si j’avais lu quelque chose de la sorte dans un livre, j’aurais pensé que l’auteur était au bout du rouleau et avait composé un truc de bas étage. Mais cette histoire a réellement eu lieu dans ma classe de CE2. Et ce n’était, au final, pas si terrible que ça; au moins, personne ne nous abreuvait de gros mots ni ne nous jetait de chaises dessus, comme c’était le cas dans les autres écoles. Quoi qu’il en soit, cet épisode n’a rien laissé en moi, si ce n’est de l’embarras. Qu’est-ce qui a poussé une femme adulte à choisir une forme de punition à ce point

      surréaliste? Pourquoi les culottes? Dans quel but? Quelle en était la logique?..

      M’ayant entraînée le long des couloirs de l’école, la vague de nostalgie m’a rejetée sous la cathédrale Notre-Dame des Doms. J’ai recraché les arêtes pointues des souvenirs d’enfance, de l’eau a jailli de mes oreilles…

      «… and back! ai-je entendu la fin de la ventriloquie du bac.

      – Come back out of there, finally! me suis-je fâchée. I don’t hear you!»

      John en est sorti et a rabattu le couvercle avec fracas :

      «Do you see these guys? I’ll start at nine, they are next.» Son doigt a pointé deux gars qui se tenaient à une vingtaine de mètres de nous. L’un s’ennuyait, assis sur un skate. L’autre, d’un air renfrogné, laçait ses baskets. « You should not miss them. I worked with them for two years, I was in the team. They are really cool. They started like me, from zero, and now they are stars here on TV.»

      J’ai regardé ces really cool plus attentivement. L’un était africain, l’autre un mélange détonant. Soit des rappeurs, soit des danseurs de breakdance. Je te connais déjà bien, Johnny, ai-je pensé. Je ne croyais plus au Top 50 de John: les souvenirs de l’apocalypse japonaise n’avaient pas encore cicatrisé dans mon âme. Surtout que les garçons étaient très jeunes, pour ne pas dire petits. Des pantalons noirs, des tee-shirts noirs moulants, des bracelets en plastique aux poignets. Des visages graves: peut-être qu’ils n’avaient pas bien dormi, ou bien était-ce un principe de vie. Rien de nouveau, ai-je pensé. Les rappeurs, ils viennent au monde vêtus de pantalons larges et le visage marqué du sceau d’une noire mélancolie. Je n’en ai rencontré aucun de joyeux.

      – –

      J’ai monté rapidement l’escalier et me suis installée sur le parapet au-dessus de la fontaine. Mon royaume s’étendait à mes pieds. Sur ma gauche, où Philippe avait dirigé tantôt la foule, campait un autre type: soit un débutant, soit simplement un maladroit. Il ne s’y prenait pas bien. Il jonglait avec des balles transparentes, mais c’était ennuyeux: des mouvements empêtrés, des figures primitives. Les balles tombaient fréquemment. Un flot de gens contournait le malheureux comme un filet d’eau se heurtant à un obstacle insignifiant: un morceau de bois ou une pierre. De derrière les arbres, le soleil apaisé faisait des adieux rieurs.

      Au deuxième niveau, un peu plus loin de la fontaine, un autre spectacle avait commencé. C’est là que les passants s’arrêtaient: ils s’échouaient bouche bée sur le pavé sans regarder à leurs pieds. A l’intérieur d’une grande roue, au son d’une mélodie émouvante et hypnotique – espagnole ou portugaise peut-être – tournait un jeune homme fin et souple. Son corps semblait s’inscrire dans un cercle; ses mains et ses pieds s’y accrochaient et il tournait dedans d’une manière lente et fascinante, et couvrait toute l’étendue de cette scène improvisée en dessinant des mouvements complexes. Il me rappelait l’homme de Vitruve de