Fils d'émigré. Ernest Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ernest Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083274
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donc, Bernard, demande-t-elle.

      —Là, là, murmure-t-il en tendant le bras vers l'une des croisées.

      La comtesse regarde dans la même direction et ne peut retenir le cri que la peur pousse à ses lèvres. Dans le cadre de la croisée, une ombre vient d'apparaître et se découpe immobile sur le fond des futaies baignées de lumière pâle.

      Un peu avant l'heure où, au château de Saint-Baslemont, la comtesse et son fils se mettent à table, un homme a débouché de la forêt de Relanges par l'étroit sentier qui, du fond de Bonneval, conduit au village. Enveloppé, malgré la chaleur, d'un épais manteau à pèlerine, en grossière étoffe de couleur jaunâtre, le visage dissimulé sous les larges bords d'un chapeau brun, en feutre, il marche à pas pressés, enfonçant lourdement, dans la poussière, à chaque enjambée, ses pieds chaussés de gros souliers poudreux, aux semelles hérissées de têtes de clous. À quiconque le verrait passer, il suffirait d'observer son allure pour deviner qu'il ne veut pas être reconnu et qu'à cet effet, il a attendu la nuit et le moment du repas des habitants de Saint-Baslemont pour entrer dans le village. Du reste, il ne fait que le traverser. Au delà de la dernière maison, le chemin monte vers le château. Il le gravit sans ralentir sa marche jusqu'à ce qu'il ait atteint le mur du parc. Là, protégé par l'ombre du mur et des arbres, qui s'allonge sur la route toute blanche sous la lune, il ne peut plus être vu. Il en profite pour reprendre haleine, se découvrir et essuyer son front baigné de sueur. Puis, à la faveur de l'obscurité qui le cache et de la clarté du ciel qui le guide, il s'avance lentement, comme s'il cherchait à s'orienter. Mais ce n'est pas sa route qu'il cherche, c'est une brèche dans la muraille, brèche bien connue de lui. Il l'a vite trouvée et pénètre dans le parc, à travers l'amoncellement des pierres effondrées. Il marche vers le château, conduit par la lumière qui brille aux fenêtres du rez-de-chaussée.

      Au fur et à mesure qu'il avance, l'intérieur de la salle à manger, le couvert mis, la comtesse et Bernard assis à table, Valleroy qui les sert prennent corps et se dessinent avec netteté. Son front s'éclaire; au fond de son regard passe un sourire. Sans s'inquiéter de savoir s'il ne sera pas aperçu, il demeure immobile dans le large cadre de la fenêtre ouverte, cloué sur place par l'émotion poignante qui l'étreint! Mais, de l'endroit où il est, il voit soudain Bernard se lever, le désigner à la comtesse et il entend le cri qu'à son aspect pousse celle-ci. Alors, il n'hésite plus et saute d'un bond dans la salle, en disant:

      —Soyez sans crainte; c'est moi, Malincourt.

      Trois cris simultanément lui répondent:

      —Jacques! Mon cher mari!

      —Mon père!

      —Monsieur le comte!

      Les êtres qu'il adore, desquels, depuis trois mois, il vit séparé, se précipitent dans ses bras, l'écrasent sous leurs caresses, tandis que Valleroy ferme les fenêtres et tire les rideaux. Ce n'est, pendant quelques minutes, qu'ardentes effusions, que n'épuisent ni les baisers, ni les étreintes, et qui ne laissent aucune place aux paroles.

      —Nous ne vous aurions pas reconnu sous cet accoutrement, mon père, dit enfin Bernard qui, le premier, recouvre le sang-froid.

      —C'est bien pour qu'on ne me reconnaisse pas que je l'ai pris, répond

       M. de Malincourt.

      En même temps, il se débarrasse du manteau qui le couvre, sous lequel il est vêtu comme un paysan, et le jette à Valleroy, dont les yeux sont mouillés de larmes de joie.

      —En allant à Coblentz, continue le comte, j'ai couru tant de périls que, instruit par l'expérience, je me suis efforcé de les éviter au retour. J'y ai réussi, puisque me voilà.

      —C'est vrai, vous voilà, Jacques! soupire la comtesse dont les traits s'illuminent.

      —D'abord, je me suis travesti le mieux que j'ai pu. Puis, la frontière franchie, j'ai fait la route à pied, marchant la nuit, me cachant le jour, ne m'arrêtant pour manger que dans des maisons isolées, évitant, en un mot, d'attirer l'attention. Ce matin, au lever du soleil, j'arrivais aux ruines de Bonneval, bien près de vous, chers aimés; mais, quelque hâte que j'eusse de vous embrasser, j'ai résisté à la tentation et attendu la nuit pour venir vous retrouver. Puisqu'on ne m'a pas su parti, il importait qu'on ne me sût pas revenu. J'espère que mon voyage est resté ignoré.

      —On l'ignore encore, répond la comtesse.

      —Je m'en suis assuré aujourd'hui même, ajoute Valleroy.

      —Alors, Dieu soit loué! reprend M. de Malincourt.

      Et comme il est affamé par une longue route, il se met, sans ajouter un mot, à la place que vient de quitter son fils et mange avec avidité. Valleroy lui passe les plats, lui verse à boire, tandis que la comtesse et Bernard, pressés l'un contre l'autre, ne le quittent pas des yeux, affaissés sous le poids de leur soudain bonheur, succédant aux larmes qu'ils répandaient tout à l'heure. Quand elle juge que la faim du cher voyageur est apaisée, la comtesse lui dit:

      —Vous ne nous avez pas parlé d'Armand, mon ami. J'espère que vous l'avez trouvé sain et sauf?

      —Oui, sain et sauf, et, toujours digne de nous. Le comte d'Artois m'a fait son éloge en ces termes: «Le vicomte de Malincourt connaît son devoir et sait le remplir.» Tous ceux qui m'ont parlé de lui vantent sa courtoisie chevaleresque et son courage. Il fait honneur à notre maison.

      —Pauvre cher enfant! soupire la comtesse. Quand le reverrons-nous?

      —Plus tôt que vous ne pensez, Louise, car, avant peu, vous serez près de lui.

      —Nous quitterions donc Saint-Baslemont?

      —Je crois bien qu'il faudra s'y résigner.

      —Vous savez, Jacques, que je suis prête à partir avec vous: mais sans vous, non.

      Le comte ne proteste pas contre la ferme résolution que trahissent ces paroles.

      —Nous reparlerons de ce projet tout à l'heure, se contente-t-il de répondre.

      —La situation s'est-elle donc aggravée? demande la comtesse.

      —Vous en jugerez quand je vous l'aurai exposée.

      Pressée d'entendre les explications auxquelles fait allusion son mari, mais comprenant qu'il ne les lui donnera que lorsqu'il sera seul avec elle, la comtesse change le sujet de l'entretien.

      —Vos cheveux ont blanchi, mon cher Jacques, dit-elle.

      —Oui; c'est le résultat de mon voyage. Encore un peu, et je passerai pour un vieillard.

      —Un vieillard à cinquante-cinq ans! objecte Bernard.

      —Qu'importe l'âge, mon fils, si l'on vit plus vite aujourd'hui qu'autrefois?

      L'enfant demeure rêveur. Il voudrait pénétrer la pensée de son père. Quant à la comtesse, elle examine son mari, cherchant si les émotions et les fatigues endurées par lui, au cours de l'excursion qu'il vient de faire comme un fugitif et comme un proscrit, n'ont pas causé dans sa personne d'autres dommages que ceux qu'elle vient d'y découvrir. Elle est bientôt rassurée. M. de Malincourt possède toujours au même degré l'élégance de sa jeunesse, sa taille svelte, sa vigoureuse agilité, son énergie physique et morale. Mais, obsédée du désir de s'entretenir librement avec lui, la comtesse dit à son fils:

      —L'heure est venue d'aller dormir, Bernard.

      —Déjà! quand j'ai à peine vu mon père! s'écrie l'enfant.

      —Vous le verrez plus à loisir demain.

      Bernard se résigne. Il vient présenter son front aux baisers paternels.

      —Rentrez aussi chez vous, Louise, dit alors M. de Malincourt. J'ai diverses instructions à donner à Valleroy. J'irai vous retrouver ensuite.

      Mme