—Dis donc, André, si nous allions nous perdre?...—Oh que non! nous demanderons toujours le chemin de Paris.—Si nous rencontrions des voleurs?—Tu sais bien que ma mère nous a dit que l’on ne volait pas les enfants.—Est-ce parce que les voleurs aiment les enfants?—Non, c’est parce que, quand on est petit, on n’a pas d’argent.—Ah! quand je serai grand, je n’aurai jamais d’argent, pour ne point avoir peur des voleurs.—Et avec quoi achèterons-nous du pain et des pommes?—Je ferai la roue et on me donnera de quoi dîner.—Et qu’est-ce que tu enverras à notre mère?
Pierre ouvre de grands yeux et ne répond rien.
Les pommes, la roue et les voleurs l’occupent entièrement.
Nous sommes arrivés au village que j’avais aperçu de loin; je demande si l’on a vu passer une bande de Savoyards se rendant à Paris ou à Lyon.
—Oui, mes enfants, me dit une bonne vieille, mais ils ont beaucoup d’avance sur vous. Ils sont passés au point du jour et voilà le soleil qui va bientôt se coucher.
—Allons, en route! dis-je à mon frère, qui s’est déjà assis sur un banc devant une maisonnette et mange ce qui lui reste de pommes et de noix.—Est-ce que nous n’allons pas dîner?—Nous dînerons en chemin... il faut rejoindre nos amis.
Pierre a beaucoup de peine à se décider à se lever, mais il me voit m’éloigner; il me suit enfin. Je me suis bien fait indiquer la route que nous devons tenir, car le jour commence à baisser; et si nous nous égarions dans les montagnes, nous pourrions tomber dans quelque précipice ou glisser dans quelque ravin.
—Ne va donc pas si vite! me crie Pierre. Est-ce que les autres ne nous attendront pas?—Non, car ils ne savent pas que nous les avons suivis.—Je suis déjà bien las.—Et quand nous courions toute la journée dans le village, quand nous descendions sur nos mains le mont du Corbeau, tu n’étais jamais las.—Ah! j’aime mieux grimper à quatre pattes que marcher comme ça.—Tu n’as donc pas envie d’arriver à Paris?—Oh! si; mais Jacques est chez nous, lui! il n’est pas fatigué, et il aura de la soupe ce soir.
Pierre pousse un gros soupir en songeant à la soupe. Nous avançons toujours, mais le jour finit, et je n’aperçois pas le village que l’on m’a dit qu’il fallait gagner pour trouver à coucher. Mon frère, qui était toujours en arrière, se rapproche de moi dès que la nuit paraît.
—Dis donc, André, voilà la nuit...—Eh bien! ça n’empêche pas de marcher quand il fait clair de lune; nous verrons bien devant nous.—Est-ce que nous ne sommes pas bientôt arrivés?—Je ne sais pas.—Veux-tu courir, mon frère?—Non, non; ma mère nous a défendu de courir; ça nous rendrait malades en route... D’ailleurs tu es las.—Non, je ne suis pas fatigué... Tiens, allons plus vite.
Pierre double le pas. Heureusement que la lune qui vient de paraître éclaire alors nos montagnes et nous permet de marcher sans danger. Cependant cette clarté a quelque chose qui inspire la tristesse. Les objets que nous voyons ne nous paraissent plus les mêmes; les ombres changent leurs formes. Souvent un bloc de rocher, une simple pierre, a de loin un aspect effrayant. Mon frère ne regarde plus qu’avec crainte autour de lui, il se serre contre moi, me tient le bras, qu’il presse avec force. Nous marchons ainsi sans parler pendant assez longtemps; le bruit de nos souliers ferrés trouble seul le silence de la nuit et le calme de nos montagnes, dont les habitants sont déjà livrés au repos.
L’ardeur de Pierre se ralentit; il commence à perdre courage, et nous n’allons plus aussi vite.—André, est-ce que nous ne sommes pas bientôt arrivés? me dit-il à demi-voix comme s’il craignait d’être entendu à droite ou à gauche. Je devine au son de sa voix qu’il a grande envie de pleurer, et je tâche de le consoler.
—Allons, Pierre, ne sois pas chagrin, nous souperons bien en arrivant...—Ah! je n’ai plus ni pommes ni noix.—On nous donnera quelque chose; tu sais bien que ma mère nous a dit qu’en chemin on donne aux enfants qui vont à Paris.—Nous aurons peut-être du lard?...—Si on nous en donne, nous danserons...—Oh! oui!... Comme c’est bon, du lard!... En mange-t-on à Paris?—Oui, puisqu’on gagne beaucoup d’argent. Il y a des gens qui donnent un sou pour une chanson...—Un sou!... C’est beaucoup d’argent, ça.—Tiens, chantons tous les deux pour voir comment nous ferons à Paris.—Non, je ne veux pas chanter... j’ai envie de dormir.—Nous dormirons quand nous serons arrivés...—Je ne vois pas de maisons!—Allons, Pierre, il faut que je te tire à présent: marche donc...—Si nous étions pris par des voleurs?...—Tu es un poltron, tu trembles toujours; quand tu seras à Paris tout le monde se moquera de toi!—André, est-ce qu’il n’y a pas des hommes qui mangent les enfants?—Eh non! c’est pour rire qu’on raconte ces choses-là, tu sais bien que mon père se moquait de Jacques quand il disait cela; d’ailleurs, si on voulait te faire du mal, je saurais bien te défendre! je donnerais des bons coups, va!...
—Pierre a beaucoup de peine à se rassurer; cependant nous continuons de marcher, lorsque tout à coup il s’arrête et me saisit le bras en me disant d’une voix tremblante:—Ah! mon frère! vois-tu là-bas?...
Il me désigne le côté droit de la route, à une trentaine de pas de nous, et j’aperçois une ombre de la grandeur d’un homme qui avance, puis recule sur le chemin que nous devons prendre; en même temps, j’entends comme un bruit sourd et uniforme qui se répète toutes les fois que l’ombre s’allonge et s’étend sur la route. Quoique je ne sois pas poltron je sens que mon cœur se serre, que ma respiration est gênée; je fais comme Pierre: je m’arrête, les yeux fixés sur cet objet, près duquel je crains d’approcher.
—Ah! mon frère, qu’est-ce que c’est que ça? me dit Pierre, qui n’a presque plus la force de parler.—Dame... je ne sais pas...—Vois-tu comme ça remue... comme c’est grand?... entends-tu le bruit que ça fait?...—Oui... mais il faut pourtant que nous passions là... Oh! non, André... non, je t’en prie... j’ai trop peur... sauvons-nous...—Allons, Pierre, ne tremble pas ainsi... Nous sauver!... Non, mon père m’a dit que c’était honteux de se sauver. Cet homme qui est là veut nous effrayer; mais moi je n’ai pas peur... viens...—Non, non, André, je n’ose pas...
Pierre se jette à genoux; il veut me retenir, il saisit ma veste, mais je ne l’écoute pas... Je me dégage, et il cache sa figure dans ses mains: j’avance fièrement vers l’objet qui nous cause tant d’alarmes, en criant bien haut pour me rassurer:—Non, non, je n’ai pas peur, moi!...
J’approche enfin; et dans ce moment l’ombre mouvante s’approchait aussi et semblait vouloir me barrer le passage. Je n’avais pas encore osé la regarder en face pour m’assurer de ce que c’était; mais quelle est ma surprise en arrivant contre cet objet, de me trouver devant une barrière fixée après un poteau, et placée là pour empêcher les voyageurs de tomber dans un trou très-profond qui touchait presque la route. Cette barrière, qui s’ouvrait par le milieu, devait être fermée par une chaîne ou un cadenas; mais depuis longtemps une moitié s’était cassée; on avait négligé de la raccommoder, et ce qui restait et tenait au poteau par des gonds de fer tournait et retournait au gré du vent en rendant un son uniforme causé par le frottement continuel des vis qui criaient dans les gonds.
Je n’ai pas plutôt reconnu ce que c’est, que, riant de ma frayeur, enchanté d’avoir eu le courage de la surmonter, je grimpe sur la barrière et me mets à cheval dessus, tournant avec elle au gré du vent.
Pierre, qui est resté à terre