André le Savoyard. Paul de Kock. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Paul de Kock
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066081003
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rêver. On sonne... Elle a tressailli. Est-ce le neveu de Charlemagne? Non, c’est M. Sapiens, qui reste saisi d’admiration à l’aspect du goûter et de mademoiselle Césarine, et jette alternativement de tendres regards sur le bonnet bleu et les assiettes de macarons.

      Après les compliments d’usage, on se met à table; et, malgré ses palpitations, mademoiselle Ducroquet revient très-souvent aux biscuits et au vin muscat. Mais le docteur est là, et il assure que cela ne peut pas lui faire de mal. Comment être sage, quand celui qui gouverne notre santé nous excite à faire un petit extraordinaire, et nous donne lui-même l’exemple? Mademoiselle Césarine se laisse aller; M. Sapiens est si entraînant, et il dit de si jolies choses en versant le parfait-amour, que la vertu de quarante-deux ans commence à faiblir et à chanceler. Cependant on a promis de faire les cartes au docteur, et on ne peut pas oublier cela. On prend son jeu et, pendant que M. Sapiens continue d’avaler des biscuits à la cuiller, on va sur un coin de la table lire dans l’avenir, quoique le jour baisse et que l’on commence à ne plus y voir; mais pour lire dans l’avenir on ne doit pas avoir besoin de chandelle.

      —Ah! docteur!... je vais savoir ce que vous pensez, dit mademoiselle Césarine en présentant à son convive le jeu à couper.—C’est ce que je désire, femme adorable!... répond M. Sapiens en avalant un second verre de parfait-amour.

      —Les cartes ne me trompent jamais!...—Je serai donc comme les cartes!...—Coupez encore...—Tant que cela vous fera plaisir.—Ah! que votre jeu se présente bien!—Je me montre à découvert, aimable Césarine Ducroquet; vous pouvez analyser ma pensée et respirer une décoction de mon amour.—Laissez donc mon genou... Trois neuf! c’est grande réussite.—Ah! mademoiselle Ducroquet!... il ne dépend que de vous...—Coupez encore... Vous voilà sorti, docteur, je vous prends en valet de carreau.—Prenez-moi de la manière qui vous sera le plus agréable; pourvu que vous me preniez, c’est tout ce que je demande!...—Vous êtes à côté d’une femme brune...—C’est vous, mademoiselle Ducroquet...—Il y a de l’amour... de la sincérité...—Il doit y avoir une infusion de tout cela!... Ah! comme vous tirez bien les cartes...—Mais voilà un valet de pique qui m’inquiète; il vient toujours se mettre entre nous deux...—Nous lui donnerons une petite médecine négative, afin qu’il ne se permette plus de vous faire les yeux doux.—Le dix de trèfle... un amant dans la maison... Docteur, comme vous me serrez la main!...—Ainsi que Gérard de Nevers aux pieds de la belle Euriant, ou, si vous l’aimez mieux, ainsi qu’Hercule filant aux pieds d’Omphale, je tombe aux pieds de la dame de mes pensées...—Docteur, que faites-vous?... Trois dix... changement d’état... Mais nous ne voyons plus clair... je vais sonner...—C’est inutile, nous voyons assez pour nous comprendre... J’attends votre ordonnance pour faire enregistrer mon amour...—Ce valet de pique m’inquiète.—Ce drôle-là nous poursuit comme une lotion de graine de lin!...—Pour vous... pour le dehors... pour ce qu’il en sera...—Un mariage... intéressante Césarine, j’en jure par ce baiser!...—Ah! docteur, que faites-vous?... L’as de pique... bagatelle... docteur...—Je vous adore...—Encore un petit paquet... Docteur, finissez.

      Mais le docteur, que le vin muscat et le parfait-amour ont rendu très-amoureux, devient à chaque instant plus entreprenant. On ne voit presque plus clair; mademoiselle Ducroquet, dont la tête est presque perdue, regarde encore ses cartes, tout en se défendant assez faiblement, et en répétant d’une voix émue:—Trois huit... et la dame de trèfle qui est sens dessus dessous... Ah! mon Dieu, docteur, qu’est-ce que cela signifie?... Je ne sais plus ce que cela veut dire...

      La vertu de mademoiselle Ducroquet court de grands périls, lorsque tout à coup un bruit sourd se fait entendre du côté de la cheminée; bientôt il augmente... il approche... enfin, quelque chose de noir tombe avec fracas et vient rouler jusqu’aux pieds du couple amoureux en poussant des cris épouvantables.

      A cette apparition soudaine, mademoiselle Ducroquet ne doute point que ce ne soit le diable qu’elle a vu sous la figure du valet de pique, qui vient la punir de sa faiblesse. Elle jette un cri de terreur, et repousse loin d’elle le docteur. M. Sapiens, presque aussi effrayé que la vieille fille, veut aller chercher du monde; mais on ne voit plus clair, et le docteur se jette dans la table, sur laquelle sont les restes du goûter. En voulant se sauver précipitamment, il renverse les assiettes, les vases, les compotiers, et tombe au milieu de la chambre, le visage dans le fromage à la crème, et les mains dans le parfait-amour.

      La chute du docteur a augmenté la frayeur de mademoiselle Ducroquet; cependant elle conserve assez de force pour sortir de sa chambre et arriver tout éperdue jusqu’à celle de sa domestique, qui vient d’allumer des chandelles, et reste saisie d’effroi en apercevant sa maîtresse dans le plus grand désordre, qui tombe sur une chaise en s’écriant:—Ah!... Gertrude!... Le diable!... le docteur!... le valet de pique... par la cheminée... Je l’avais vu dans les cartes... Nous sommes perdues!...

      La vieille bonne est au moins aussi peureuse que sa maîtresse. Dès les premiers mots de celle-ci, elle devient tremblante comme la feuille et va mettre la pelle et la pincette en croix sur son lit, afin que le diable ne s’y cache pas. Puis elle prend sa maîtresse par le bras: toutes deux descendent l’escalier pour aller chercher du monde. Et tout le long du chemin mademoiselle Ducroquet s’écrie:—Ce pauvre docteur!... J’ai bien peur que le diable ne l’ait emporté!... Quel dommage!... Comme il connaissait bien mon tempérament!... Mais c’est sa faute, Gertrude; il s’est moqué du valet de pique.—Ah! mon Dieu! mademoiselle, il n’en faut pas davantage pour s’attirer de grands malheurs.

      Ces dames arrivent chez leur voisin M. Boulette, auquel elles viennent demander main-forte. Celui-ci, qui ne croit pas aux petits paquets, rit du récit de mademoiselle Ducroquet; la jeune servante Marguerite rit aussi en demandant avec malice à la vieille demoiselle par quel hasard elle se trouvait sans lumière avec le docteur. Car mademoiselle Césarine a dit que, dans l’obscurité, elle n’avait pu distinguer la forme de l’objet qui était venu par la cheminée. La question insidieuse de la jeune servante fait rougir la vieille demoiselle, qui répond que le docteur lui tâtait le pouls, qu’il devait lui appliquer des ventouses sur l’épaule, et que, par décence, elle avait voulu que l’opération se fît dans l’obscurité.

      Mademoiselle Marguerite se pince les lèvres, et va conter l’aventure à ses voisins; en dix minutes, elle se répand de porte en porte dans toute la ville. On y sait que le docteur Sapiens était sans lumière avec mademoiselle Ducroquet, à laquelle il allait, soi-disant, appliquer des ventouses, lorsqu’il est tombé par la cheminée quelque chose qui a interrompu l’opération.

      Chacun fait là-dessus des commentaires; on rit, on plaisante, on se rappelle la pruderie, la sévérité de la vieille fille; on lance des épigrammes sur la vertu de quarante-deux ans, car il ne faut qu’un moment pour perdre ce que l’on a eu tant de peine à acquérir; les plus curieux se rendent à la boutique du pâtissier, qui bientôt est pleine de monde. On écoute le récit que mademoiselle Ducroquet et sa bonne répètent à tous ceux qui arrivent; et l’on se décide à aller reconnaître l’objet qui lui a fait si peur.

      Pendant que la chute de mon frère mettait toute la ville en rumeur, j’avais ramoné la cheminée de la cuisine du pâtissier. Je redescends, je cherche des yeux la jeune servante, je ne vois personne. Inquiet de savoir si mon frère s’est bien tiré de la besogne qu’on lui a confiée, je remonte dans la chambre où je l’ai conduit, et, mettant ma tête dans la cheminée, j’appelle Pierre à plusieurs reprises.

      Je ne reçois point de réponse. Cependant ses souliers sont là: tout me prouve qu’il n’est pas encore sorti de la cheminée. Pourquoi donc ne me répond-il pas? J’appelle de nouveau... Je grimpe jusqu’au milieu du tuyau. Pierre n’est plus dans la cheminée. D’où vient que ses souliers sont encore en bas? Je sors de la chambre, je cours dans la maison en appelant mon frère; je ne rencontre personne, la boutique même est déserte; car tout le monde vient de suivre M. Boulette, qui, tenant à la main la grande pelle avec laquelle il met ses tourtes au four, est allé reconnaître la forme du valet de pique.

      Mademoiselle Ducroquet et Gertrude marchent en tremblant derrière le pâtissier; tout