Contes Français. Divers Auteurs. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Divers Auteurs
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066089320
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[10] à élever des poules dans une petite cour, derrière le cabaret,

       et elle était renommée pour la façon dont elle savait engraisser

       les volailles.

       Quand on donnait un repas à Fécamp chez des gens de

       la haute, il fallait, pour que le dîner fût goûté, qu'on y

       [15] mangeât une pensionnaire de la mé Toine.

       Mais elle était née de mauvaise humeur et elle avait

       continué à être mécontente de tout. Fâchée contre le

       monde entier, elle en voulait principalement à son mari.

       Elle lui en voulait de sa gaieté, de sa renommée, de sa

       [20] santé et de son embonpoint. Elle le traitait de propre à

       rien, parce qu'il gagnait de l'argent sans rien faire, de

       sapas, parée qu'il mangeait et buvait comme dix hommes

       ordinaires, et il ne se passait point de jour sans qu'elle

       déclarât d'un air exaspéré:

       [25]--Ça serait-il point mieux dans l'étable à cochons, un

       quétou comme ça? C'est que d'la graisse, que ça en fait

       mal au coeur.

       Et elle lui criait dans la figure:

       --Espère, espère un brin; j'verrons c'qu'arrivera,

       [30] j'verrons ben! Ça crèvera comme un sac à grain, ce gros bouffi!

       Toine riait de tout son coeur en se tapant sur le ventre et

       Répondait:

      

      --Eh! la mé Poule, ma planche, tâche d'engraisser

       comme ça d'la volaille. Tâche pour voir.

       Et relevant sa manche sur son bras énorme:

       --En v'là un aileron, la mé, en v'là un.

       [5] Et les consommateurs tapaient du poing sur les tables

       en se tordant de joie, tapaient du pied sur la terre du sol,

       et crachaient par terre dans un délire de gaieté.

       La vieille furieuse reprenait:

       --Espère un brin... espère un brin... j'verrons

       [10] c'qu'arrivera... ça crèvera comme un sac à grain...

       Et elle s'en allait furieuse, sous les rires des buveurs.

       Toine, en effet, était surprenant à voir, tant il était

       devenu épais et gros, rouge et soufflant. C'était un de ces

       êtres énormes sur qui la mort semble s'amuser, avec des

       [15] ruses, des gaietés et des perfidies bouffonnes, rendant

       irrésistiblement comique son travail lent de destruction.

       Au lieu de se montrer comme elle fait chez les autres, la

       gueuse, de se montrer dans les cheveux blancs, dans la

       maigreur, dans les rides, dans l'affaissement croissant qui

       [20] fait dire avec un frisson: «Bigre! comme il a changé!»

       elle prenait plaisir à l'engraisser, celui-là, à le faire monstrueux

       et drôle, à l'enluminer de rouge et de bleu, à le

       souffler, à lui donner l'apparence d'une santé surhumaine;

       et les déformations qu'elle inflige à tous les êtres devenaient

       [25] chez lui risibles, cocasses, divertissantes, au lieu d'être

       sinistres et pitoyables.

       --Espère un brin, répétait la mère Toine, j'verrons ce

       qu'arrivera.

       II

       Il arriva que Toine eut une attaque et tomba paralysé.

       [30] On coucha ce colosse dans la petite chambre derrière la

      

      cloison du café, afin qu'il pût entendre ce qu'on disait à

       côté, et causer avec les amis, car sa tête était demeurée

       libre, tandis que son corps, un corps énorme, impossible à

       remuer, à soulever, restait frappé d'immobilité. On

       [5] espérait, dans les premiers temps, que ses grosses jambes

       reprendraient quelque énergie, mais cet espoir disparut

       bientôt, et Toine-ma-Fine passa ses jours et ses nuits dans

       son lit qu'on ne retapait qu'une fois par semaine, avec le

       secours de quatre voisins qui enlevaient le cabaretier par

       [10] les quatre membres pendant qu'on retournait sa paillasse.

       Il demeurait gai pourtant, mais d'une gaieté différente,

       plus timide, plus humble, avec des craintes de petit enfant

       devant sa femme qui piaillait toute la journée:

       --Le v'là, le gros sapas, le v'là, le propre à rien, le

       [15] faigniant, ce gros soûlot! C'est du propre, c'est du propre!

       Il ne répondait plus. Il clignait seulement de l'oeil

       derrière le dos de la vieille et il se retournait sur sa couche,

       seul mouvement qui lui demeurât possible. Il appelait

       cet exercice faire un «va-t-au nord,» ou un «va-t-au sud.»

       [20] Sa grande distraction maintenant c'était d'écouter les

       conversations du café, et de dialoguer à travers le mur;

       quand il reconnaissait les voix des amis, il criait:

       --«Hé, mon gendre, c'est té Célestin?»

       Et Célestin Maloisel répondait:

       [25]--C'est mé, pé Toine. C'est-il que tu regalopes, gros

       lapin?

       Toine-ma-Fine prononçait:

       --Pour galoper, point encore. Mais je n'ai point

       maigri, l'coffre est bon.

       [30] Bientôt, il fit venir les plus intimes dans sa chambre et

       on lui tenait compagnie, bien qu'il se désolât de voir qu'on

       buvait sans lui. Il répétait:

      

      --C'est ça qui me fait deuil, mon gendre, de n'pu goûter

       d'ma fine, nom d'un nom. L'reste, j'm'en gargarise,

       mais de ne point bé ça me fait deuil.

       Et la tête de chat-huant de la mère Toine apparaissait

       [5] dans la fenêtre. Elle criait:

       --Guètez-le, guètez-le, à c't'heure ce gros faigniant,

       qu'y faut nourrir, qu'i faut laver, qu'i faut nettoyer comme

       un porc.

       Et quand la vieille avait disparu, un coq aux plumes

       [10] rouges sautait parfois sur la fenêtre, regardait d'un oeil

       rond et curieux dans la chambre, puis poussait son cri