Contes Français. Divers Auteurs. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Divers Auteurs
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066089320
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corps, à

       travers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait les

       jambes, le pénétrait comme une caresse très légère, très

       bonne, très chaste, une caresse délicieuse qui lui mettait

       [5] des larmes aux yeux.

       Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L'enfant,

       agacé par ces clameurs, se mit à pleurer.

       Une voix s'écria:

       --Dis donc, l'abbé, donne-lui à téter.

       [10] Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mère

       s'était levée; elle prit son fils et l'emporta dans la chambre

       voisine. Elle revint au bout de quelques minutes en déclarant

       qu'il dormait tranquillement dans son berceau.

       Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de

       [15] temps en temps dans la cour, puis rentraient se mettre à

       table. Les viandes, les légumes, le cidre et le vin s'engouffraient

       dans les bouches, gonflaient les ventres, allumaient

       les yeux, faisaient délirer les esprits.

       La nuit tombait quand on prit le café. Depuis

       [20] long-temps le prêtre avait disparu, sans qu'on s'étonnât de son

       absence.

       La jeune mère enfin se leva pour aller voir si le petit

       dormait toujours. Il faisait sombre à présent: Elle pénétra

       dans la chambre à tâtons; et elle avançait les bras

       [25] étendus, pour ne point heurter de meuble. Mais un bruit

       singulier l'arrêta net; et elle ressortit effarée, sûre d'avoir

       entendu remuer quelqu'un. Elle rentra dans la salle, fort

       pâle, tremblante, et raconta la chose. Tous les hommes

       se levèrent en tumulte, gris et menaçants; et le père, une

       [30] lampe à la main, s'élança.

       L'abbé, à genoux près du berceau, sanglotait, le front

       sur l'oreiller où reposait la tête de l'enfant.

      

       TOlNE

      I

       On le connaissait à dix lieues aux environs le père Toine,

       le gros Toine, Toine-ma-Fine, Antoine Mâcheblé, dit

       Brûlot, le cabaretier de Tournevent.

       Il avait rendu célèbre le hameau enfoncé dans un pli

       [5] du vallon qui descendait vers la mer, pauvre hameau paysan

       composé de dix maisons normandes entourées de

       fossés et d'arbres.

       Elles étaient là, ces maisons, blotties dans ce ravin couvert

       d'herbe et d'ajonc, derrière la courbe qui avait fait

       [10] nommer ce lieu Tournevent. Elles semblaient avoir

       cherché un abri dans ce trou comme les oiseaux qui se

       cachent dans les sillons les jours d'ouragan, un abri contre

       le grand vent de mer, le vent du large, le vent dur et salé,

       qui ronge et brûle comme le feu, dessèche et détruit comme

       [15] les gelées d'hiver.

       Mais le hameau tout entier semblait être la propriété

       d'Antoine Mâcheblé, dit Brûlot, qu'on appelait d'ailleurs

       aussi souvent Toine et Toine-ma-Fine, par suite d'une

       locution dont il se servait sans cesse:

       [20]--Ma Fine est la première de France.

       Sa Fine, c'était son cognac, bien entendu.

       Depuis vingt ans il abreuvait le pays de sa Fine et de

       ses Brûlots, car chaque fois qu'on lui demandait:

       --Qu'est-ce que j'allons bé, pé Toine?

       [25] Il répondait invariablement:

      

      --Un brûlot, mon gendre, ça chauffe la tripe et ça

       nettoie la tête; y a rien de meilleur pour le corps.

       Il avait aussi cette coutume d'appeler tout le monde

       «mon gendre,» bien qu'il n'eût jamais eu de fille mariée

       [5] ou à marier.

       Ah! oui, on le connaissait Toine Brûlot, le plus gros

       homme du canton, et même de l'arrondissement. Sa petite

       maison semblait dérisoirement trop étroite et trop basse

       pour le contenir, et quand on le voyait debout sur sa

       [10] porte où il passait des journées entières, on se demandait

       comment il pourrait entrer dans sa demeure. Il y rentrait

       chaque fois que se présentait un consommateur, car

       Toine-ma-Fine était invité de droit à prélever son petit

       verre sur tout ce qu'on buvait chez lui.

       [15] Son café avait pour enseigne: «Au rendez-vous des

       Amis,» et il était bien, le pé Toine, l'ami de toute la

       contrée. On venait de Fécamp et de Montivilliers pour le

       voir et pour rigoler en l'écoutant, car il aurait fait rire une

       pierre de tombe, ce gros homme. Il avait une manière

       [20] de blaguer les gens sans les fâcher, de cligner de l'oeil pour

       exprimer ce qu'il ne disait pas, de se taper sur la cuisse

       dans ses accès de gaieté qui vous tirait le rire du ventre

       malgré vous, à tous les coups. Et puis c'était une curiosité

       rien que de le regarder boire. Il buvait tant qu'on lui en

       [25] offrait, et de tout, avec une joie dans son oeil malin, une

       joie qui venait de son double plaisir, plaisir de se régaler

       d'abord et d'amasser des gros sous, ensuite pour sa

       régalade.

       Les farceurs du pays lui demandaient:

       [30]--Pourquoi que tu ne bé point la mé, pé Toine?

       Il répondait:

       --Y a deux choses qui m'opposent, primo qu'al'est

      

      salée, et deusio qu'i faudrait la mettre en bouteille, vu que

       mon abdomin n'est point pliable pour bé à c'te tasse-là!

       Et puis il fallait l'entendre se quereller avec sa femme.

       C'était une telle comédie qu'on aurait payé sa place de

       [5] bon coeur. Depuis trente ans qu'ils étaient mariés, ils se

       chamaillaient tous les jours. Seulement Toine rigolait,

       tandis que sa bourgeoise se fâchait. C'était une grande

       paysanne, marchant