Concernant ces usages, nous remarquons que les ouvrages de Bruscambille, qui se présentent comme des suites de brefs discours, se prêtent volontiers à une lecture discontinue et à voix haute. Cela devait faciliter leur circulation, par exemple en offrant la possibilité à d’autres comédiens de reprendre ces prologues pour d’autres spectacles que ceux auxquels ils étaient initialement destinés, mais il ne reste aucune trace de ces réemplois. Dans le domaine écrit, un seul exemple d’une pièce dramatique imprimée précédée d’un prologue du farceur nous est parvenu. Il s’agit du « Prologue de rien », placé en tête de La Melize, pastorale comique du Sieur du Rocher en 16396. Ce prologue est utilisé comme ornement paratextuel, il est épuré pour l’occasion en étant abrégé, privé de ses références politico-historiques et littéraires ainsi que d’une plaisanterie scatologique. Nulle mention de son auteur n’apparaît et ce préambule devient visiblement un argument de vente pour la réédition de la pièce en 1639, d’où une mention de cet ajout dès la page de titre. Compte tenu de la rareté des sources à cette période, ce cas unique est peut-être un signe du fait que les recueils de Bruscambille sont employés comme des catalogues de prologues par des éditeurs ou auteurs désireux d’introduire les pièces qu’ils font imprimer. Si le théâtre imprimé n’est que très exceptionnellement un co-texte pour les prologues de Bruscambille qui sont plus facilement alliés à des chansons ou des histoires licencieuses qu’à des pièces de théâtre, il reste un contexte éditorial qui nous permet de mieux comprendre la position marginale qu’il y occupe et qui apparaît bien à travers la question générique.
Un autre élément de distinction essentiel entre les recueils de prologues et le théâtre imprimé rejoint des considérations génériques. Le graphique suivant rend compte du genre des pièces imprimées en France entre 1609 et 1615 :
Ce diagramme illustre la part écrasante de la tragédie dans les pièces alors mises sous presse et témoigne du caractère opérationnel de la hiérarchie des genres dans le champ de l’imprimé. Pourtant, cette domination n’est pas équivalente sur la scène française et le cas d’Alexandre Hardy peut encore nous servir de référent afin de mettre en valeur cet écart. Comme l’a montré A. Howe, il existe une forte disproportion entre les pièces, majoritairement tragiques, que ce dramaturge faisait imprimer et la variété générique des pièces qui pouvaient être interprétées sur scène7. C’est le phénomène inverse qui caractérise les recueils de Bruscambille : des discours comiques à tendance farcesque sont édités massivement alors que cette forme s’imprimait très peu à l’époque8. Cet intervalle fait apparaître une distorsion entre les imprimés dramatiques et ces prologues : si les recueils du farceur sont des publications théâtrales, elles se présentent comme des éditions à contre-courant et c’est peut-être en partie pour cette raison qu’elles sont plus volontiers associées au domaine de la « facétie » et que leur catégorisation reste flottante.
Prologues théâtraux ou monologues « facétieux » ? Catégories et hiérarchies
Le terme de « facétie » peut être utilisé pour désigner un ensemble varié d’écrits plaisants (monologues ou dialogues, nouvelles, chansons, etc.), produits en masse à la fin du XVIᵉ et au début du XVIIᵉ siècle grâce à l’expansion de l’imprimé1. Ces ouvrages, qu’il paraît impossible de circonscrire avec précision et efficacité, sont essentiellement identifiables par leur aspect matériel. La plupart des « facéties », selon Alain Mercier, sont des in-8° de moins de 24 pages, alors que les recueils de Bruscambille font souvent plus d’une centaine de pages et ne cadrent pas avec cette littérature éphémère2. Sans doute en partie en raison de leur épaisseur, les recueils de Bruscambille peuvent disposer d’un frontispice. Les pages de titres illustrées, on l’a vu, sont peu communes pour le théâtre mais elles sont encore plus inhabituelles dans le champ des facéties imprimées. Il s’agit donc d’un élément distinctif et d’une marque de dignité accordée à ces écrits, même si cela entre sans doute d’abord dans une logique commerciale3. Nous observons ainsi que Jean Millot, premier éditeur des prologues de Bruscambille, investit en quelque sorte sur le farceur en prenant la décision d’illustrer ses recueils à deux reprises4. Ces frontispices représentent, non pas le contenu des prologues, mais leur prétendu cadre de création à savoir les planches du théâtre. Bien souvent, le farceur y déambule, débitant ses prologues devant une foule compacte de spectateurs5. Qu’ils aient effectivement été interprétés sur scène ou non, les frontispices accolés aux éditions du farceur dessinent un cadre de production scénique et programment aussi, de fait, un cadre de réception théâtral. Ces illustrations assurent ainsi conjointement la promotion de l’ouvrage et la vedettisation d’un acteur-auteur. En plaçant l’énonciateur des discours en tête d’affiche, ces recueils de prologues participent au regain des performances farcesques dans les années 1620-1630 et annoncent le succès de livres construits sur le même modèle, également attribués à des célébrités de tréteaux, tels que les recueils de Tabarin ou de Gaultier Garguille6.
Comme pour le théâtre imprimé, la catégorie de « facétie » s’avère trop vague pour désigner les recueils de Bruscambille qui paraissent sous la forme de petits livres, que les éditeurs prennent la peine d’habiller d’un frontispice et que les lecteurs achètent plus cher que des minces plaquettes « facétieuses ». La porosité des frontières génériques, la polygraphie des auteurs et le rassemblement des textes de différentes natures sont autant de critères qui laissent ouverte une large fenêtre éditoriale pour ces textes indéterminés. Le farceur et/ou ses éditeurs mobilisent à la fois les propriétés du théâtre et celles des « facéties » pour faire de ces recueils de prologues des objets hybrides qui s’apparentent volontiers à l’un et l’autre. En cela, le succès de librairie de ces prologues recueillis peut être considéré comme un signe de l’intérêt croissant des contemporains pour l’art dramatique : il contribue à la diffusion de cet art alors même que son expansion ne se limitera bientôt plus à la scène mais gagnera aussi progressivement l’univers du papier7.
Plusieurs déplacements s’opèrent si nous envisageons les livres de Bruscambille, et donc leur succès éditorial, comme des éléments, même marginaux, du théâtre imprimé. Cela implique un élargissement du lectorat potentiel du farceur mais surtout, cela modifie l’échiquier des genres et bouscule les hiérarchies structurant les écrits dramatiques. Nous retrouverions ainsi dans le champ de l’imprimé le rôle essentiel que jouent les courtes pièces et les discours de transition sur scène qu’il s’agisse des prologues, des épilogues, des intermèdes musicaux ou encore des chansons. Ces morceaux plus ou moins spectaculaires, loin d’être uniquement des contrepoints plaisants, occupaient une place clé dans l’articulation des séances théâtrales et dans le champ de ce nous pourrions nommer plus largement le spectacle imprimé. Par la prise en compte de ces écrits, nous éviterions une forme de « discrimination générique » qui infléchit souvent l’historiographie et nous disposerions d’une cartographie bien différente du théâtre imprimé, sans doute plus proche de l’état de ce qui se jouait au cours de cette