Les satires latines qui paraissent entre 1614 et 1616, l’Horoscopus anticotonis, l’Elixir calvinisticum et l’Horoscopus anticotonis auctior et pene novus sont publiées sous le même pseudonyme d’Andrea [Schioppius], Gasparis [frater], soit « André Schoppe, frère de Kaspar ». La revendication d’une telle parenté fonctionne pour le lecteur comme un marqueur de genre et de contenu.
Le père Garasse endosse en effet une identité fictive qui l’inscrit dans une filiation précise. Kaspar Schoppe est né en Allemagne en 1576 ou 1577 et il meurt en 164924. Il s’agit donc d’un contemporain du jésuite. Il a abjuré le protestantisme en 1599. Il est l’auteur de nombreux libelles et s’est distingué par la violence de ses écrits contre les protestants. On a souvent souligné le caractère étrange de cette filiation25. D’une part, Schoppe est l’auteur de pamphlets contre les jésuites (mais écrits après 1630, alors que le père Garasse a renoncé à sa carrière littéraire). D’autre part, la sincérité de sa conversion a d’emblée été mise en doute. Il semble néanmoins constituer pour Garasse un modèle et une référence. Le jésuite le cite de façon récurrente dans ses ouvrages ultérieurs et le présente comme « bon catholique, & homme connu en toute l’Europe pour ses bonnes mœurs & son excellent esprit », ou encore comme « homme riche & facond en tres-bonnes reparties26 ». On peut en outre noter qu’en 1615-1616, Schoppe séjourne à Ingolstadt – adresse sous laquelle paraît, en 1616, l’édition augmentée de l’Horoscopus Anticotonis. Entre 1611 et 1612, Schoppe fait publier plusieurs pamphlets dirigés contre Jacques Ier d’Angleterre, acteur important dans les débats théologico-politiques qui se tiennent en Europe ; en 1615, sous pseudonyme, il compose encore un violent libelle contre Isaac Casaubon (parti en Angleterre à la mort d’Henri IV) et le souverain britannique. Le choix du pseudonyme ancre donc l’écrit du père Garasse dans une actualité et un combat communs. Il indique au lecteur qu’il a affaire à un libelle catholique, dirigé contre les protestants, et à travers lui le jésuite reprend à son compte une esthétique satirique marquée par la violence. Le Banquet des sages (1617), satire en français, est pour sa part publié sans adresse mais sous le pseudonyme de « Charles de L’Espinœil ». On entend dans ce nom l’œil acéré, la pointe cinglante. Là encore, le choix du pseudonyme fonctionne comme un marqueur de genre.
Les adresses de ces satires sont significatives. L’Horoscopus anticotonis porte celle, réelle, de Jérôme Verdussen à Anvers, haut lieu de publication de la Réforme catholique27. L’Elixir calvinisticum, satire contre les protestants, paraît « In Ponte Charentonio, Apud Ioannem Molitorem », soit « A Charenton-le-Pont, chez Jean Meunier ». L’adresse de Charenton est caractéristique des ouvrages réformés28. La satire, dirigée contre de grandes figures protestantes, paraît ainsi sous une fausse adresse qui renvoie ironiquement à une pratique éditoriale connue du lecteur. L’imprimeur est « Jean Meunier », renvoi ludique au nom de Pierre Du Moulin, pasteur et cible récurrente de Garasse. L’Horoscopus auctioret pene novus paraît pour sa part en 1616, sous l’adresse d’Ingolstadt, en lien avec les publications de Schoppe.
Une même stratégie est appliquée aux deux écrits ultérieurs du père Garasse que sont le Rabelais réformé (1619) et les Recherches des Recherches (1621). Ces textes aux ambitions plus vastes, puisqu’ils constituent dans les deux cas la réfutation d’un ouvrage précis – respectivement La Vocation des Pasteurs de Pierre du Moulin et Les Recherches de la France d’Étienne Pasquier – sans pour autant se départir d’une dimension satirique, sont également publiés sous l’anonymat.
Le Rabelais réformé paraît sans nom d’auteur, sans privilège ni approbation et sous fausse adresse : Christophle [sic] Girard à Bruxelles, et Firmin Ruffin à Doué-la-Fontaine. D’autres libraires-imprimeurs réels, comme Simon Martel à Toul, et Simon Rigaud à Lyon, proposent également des éditions du texte en 1620. Le choix de l’anonymat et du recours à des imprimeurs fictifs ou peu connus et situés dans des régions différentes est à interroger – s’il s’agit bien d’un choix et non de copies diffusées sans le consentement de l’auteur. Du Moulin avait signé son traité et l’avait fait paraître à Sedan. Pourquoi une telle stratégie de la part du père Garasse ? L’anonymat peut se justifier par le fait que le texte du jésuite, qui traite de matières religieuses, ne comporte aucun privilège ni approbation. En outre, son contenu peut être perçu comme diffamatoire.
Le choix de la dispersion et du recours aux fausses adresses s’explique peut-être par la crainte de la censure ou par la volonté d’assurer une diffusion large. Gerrit Harm Wagenvoort suggère qu’il s’agit peut-être d’une stratégie pour atteindre un public protestant29. Bruxelles et Toul sont proches des Provinces-Unies et de Sedan, et Doué-La-Fontaine de Saumur. Lyon est le lieu de résidence de nombreux protestants. Cette hypothèse peut sembler pertinente, dans la mesure où le père Garasse, écrivant en tant que catholique, s’adresse dans une épître liminaire « Aux ministres des Eglises pretendues de France30 ». En les interpellant ainsi, il reprend le geste de son adversaire qui s’adressait à eux dans son épître dédicatoire. La stratégie éditoriale, à supposer que c’en soit une, cherche donc, peut-être, à appuyer le choix du destinataire.
Les Recherches des Recherches paraissent chez Sébastien Chappelet à Paris. Il s’agit du fils de Claude Chappelet, l’un des imprimeurs officiels de la Compagnie31. Le père Garasse se conforme donc aux pratiques de son Ordre. La parution n’est toutefois pas prise en charge par Claude lui-même, signe peut-être du statut singulier du texte. On peut noter que c’est la première fois que l’un des textes de combat du jésuite paraît muni d’un privilège, avec une adresse non fictive. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel changement, qui marque peut-être un désir d’entrer dans une forme plus sérieuse de polémique. Les Recherches des Recherches, par la stratégie éditoriale employée, apparaît comme un pamphlet plus ambitieux et possède un statut intermédiaire entre les premiers écrits satiriques et les deux derniers textes assumés du père Garasse, la Doctrine curieuse et la Somme théologique.
Le père Garasse ne revendique donc pas ses publications satiriques et se défend même d’en être l’auteur dans le cadre de la polémique autour de la Doctrine curieuse. Ses adversaires lui reprochent ainsi d’être à l’origine du Banquet des Sages, du Rabelais réformé ou encore des Recherches des Recherches. Toutefois, sa défense reste ambivalente. Ainsi, lorsque Ogier, notant une proximité de style entre LeBanquet et ses autres ouvrages, l’accuse d’en être l’auteur32, le jésuite répond qu’« il est faux […qu’il ait] jamais fait des satyres contre [les magistrats]33, et que s’“il y a des hommes qui se glorifient[de l’avoir] faict”, lui “ne [s’en venta] jamais”34 ». Littéralement, ainsi que l’analyse Charles Nisard35, le jésuite ne ment pas : le Banquet n’est pas une satire contre les magistrats, mais contre un magistrat. Nisard suggère qu’il ne s’agit pas là d’une manœuvre vouée à déguiser la vérité36, et que le père Garasse voulant s’amuser, propose une énigme transparente au lecteur. On peut noter qu’Antoine Rémy, le défenseur des enfants Pasquier, interprète lui aussi ces propos de la sorte37. Le verbe « se vanter » peut en effet signifier soit que le père Garasse n’a jamais revendiqué cet écrit, n’en étant pas l’auteur, soit qu’il s’est toujours montré discret quant à sa responsabilité. Rémy, pour des raisons polémiques, privilégie le deuxième sens.
Le jésuite récusera de même l’accusation d’être l’auteur des Recherches des Recherches dans son Mémoire adressé au Procureur Général Molé en 1623. Évoquant les adversaires qui s’en prennent