Assurément, Brossette ne néglige aucune source pour ses investigations. Si les notes de Le Verrier et l’abbé Guéton sont retrouvées et publiées, celles de La Chapelle sont perdues. À l’évidence, Brossette avait bénéficié de l’aide des proches et amis de Boileau. Les papiers Brossette contiennent les explications de Boileau communiquées de vive voix à l’avocat lyonnais ; une enquête poursuivie par ce dernier auprès de savants philologues :
Revillout, M. Lachèvre ont montré que Brossette ne mérite pas la défiance systématique que lui témoignait, avant Mesnard, Berriat-Saint-Prix. Il serait d’autant moins raisonnable de persévérer dans cette attitude réservée que nous ne sommes pas désarmés en face de Brossette. Sans doute, nous ne possédons pas les recueils manuscrits où il avait amassé les éléments de son commentaire ; cependant, la comparaison des renseignements consignés par lui dans le recueil que conserve la [Bibliothèque] Nationale, avec les notes de l’édition où ces renseignements ont été mis en œuvre, permet de se faire au moins une idée de la méthode de Brossette.11
Les papiers Brossette avaient permis la découverte d’aspects inédits de la longue vie de Boileau, un parcours intellectuel ponctué de virulentes polémiques. Devenu « vieux lion12 », Boileau partageait avec lui ses souvenirs, des faits souvent méconnus de ses éditeurs. Sa préface aux Œuvres posthumes de Gilles Boileau en est l’illustration :
Mon frère a traduit le quatrième livre de L’Énéide, cela n’est pas bon, et cet indomptable public ne l’a point goûté. La versification en est rude, ce n’est point l’esprit de Virgile : M. de La Fontaine qui savait son Virgile mieux que personne le disait bien. Cet ouvrage fut lu à feue Madame et à M. Ogier, ce fameux prédicateur, qui l’approuvèrent. J’en fis la préface où je fis tout ce que je pus par de grandes phrases pour faire valoir ces approbations. Tout cela n’a rien gagné sur le public, qui s’est obstiné à le laisser chez le libraire, comme le Virgile de Segrais qui y est demeuré ; il n’y avait qu’à le demander à Billaine.13
Brossette possédait dans sa bibliothèque un exemplaire annoté des œuvres de Gilles Boileau, une édition originale conservée à la Bm de Lyon sous la cote 317618. Brossette y avait noté à la suite de l’intitulé de cette préface : « Le libraire au lecteur14 », « par M. Boileau-Despréaux ». En conséquence, Claude Barbin n’était pas l’auteur de ce texte. Viennent ensuite deux notes manuscrites de Brossette, signalées par des astérisques : François Ogier et Madame Henriette d’Angleterre15. Toutes ces informations, communiquées de vive voix par Boileau à Brossette, figurent aussi dans les Mémoires de l’avocat lyonnais.
La maison d’Auteuil, lieu de rencontres de Boileau avec Boivin, Rollin, Pourchot, abbé d’Olivet, Brossette, Gibert, Mathieu Marais, rassemblait de jeunes hommes de lettres créatifs. Plus d’une décennie de savantes conversations et d’échanges intellectuels sur la poésie, la rhétorique, l’histoire, les arts en général, entre Boileau et un groupe formé d’avocats et professeurs de l’Université de Paris demeure méconnu des historiens de la littérature. Ainsi Balthasar Gibert, ami intime de Boileau16, avait bénéficié de son érudition pour ses travaux sur la rhétorique française17. Et Gibert ajoute : « Feu M. Boileau ne s’offensa point, qu’on [Gibert] lui montrât dans ses ouvrages un solécisme, qui y était depuis trente ans. C’est lui-même qui l’a publié, parce qu’il cherchait à se rendre utile18. » Outre sa capacité d’écoute, Boileau avait bénéficié de la collaboration de ses interlocuteurs d’Auteuil. Avec Jean Boivin, auteur de remarques sur le Traité du sublime, Boileau avait travaillé à la composition de Satire XII. Quant à son projet d’une nouvelle édition de ses œuvres, initié par ses soins, il fut l’une des principales occupations de Boileau jusqu’à son décès.
BmL Ms 6432 f° 10
Les manuscrits de Brossette recèlent bien plus que des matériaux de notes critiques : une multitude d’informations les plus diverses. Tous ces textes inédits sont susceptibles de jeter une lumière neuve sur Boileau et son époque. Enfin, Brossette fin lettré figure parmi les plus fidèles interlocuteurs du poète satirique ; il incarne l’exemple parfait de l’érudit « pour qui la conversation non seulement représentait un talent de société, mais encore faisait un peu fonction de journalisme19 ».
2. LE LIVRE ILLUSTRÉ
Les Métamorphoses illustrées au XVIIᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes
Céline BOHNERT
Université de Reims Champagne-Ardenne
Les Métamorphoses illustrées en France à la Renaissance témoignent de la prégnance d’une pensée de la figure dans laquelle s’enracinent à la fois la lecture du poème d’Ovide et la conception des images qui l’accompagnent. Dans un très bel article, Trung Tran a exposé les enjeux liés à cette pensée de l’image (textuelle et iconique) comme figure lorsqu’elle s’applique au poème d’Ovide. Il montre que la lecture renaissante instaure une série de tensions
entre la fiction et ses allégorèses, la littéralité de l’histoire et sa figurabilité (sa capacité ou sa nécessité – ou non – de faire figure). Une telle dialectique se reporte alors naturellement sur l’image, la valeur dont elle est investie et, partant, la lecture qui doit en être faite […].1
De fait, « [i]l va sans dire que le subtil dialogue qui se noue entre fiction, gloses et images confère à ces dernières autre chose qu’une seule et simple valeur ornementale et illustrative2 ». Par principe, les humanistes admettent que l’image sensible fait sens, voire qu’elle mène vers un plus haut sens ; tout comme si, par sa seule présence, elle confirmait le pouvoir imageant du texte, la capacité des fictions mythologiques à renvoyer à des réalités historiques, cosmiques et morales. De même que le texte édité sans glose est comme dénaturé, proprement défiguré, l’image appelle une forme de déférence. Apposée au poème, elle en donne certes à voir le sens littéral et synthétise la fiction et ses suggestions par des effets sensibles. Mais il est admis qu’elle ne fait jamais que cela. A minima, elle est le support et l’occasion de discours sur les fables. Très souvent, elle devient un élément actif dans la fabrique du sens par le lecteur, invité à faire fonctionner un système de signes disposés dans et orchestrés par le livre. Ainsi, par exemple, certains dispositifs éditoriaux font-ils des séries gravées le pendant, au début de chaque segment narratif, des résumés ou des gloses qui le suivent. La profondeur de l’image relève, pour les acteurs du livre, de l’ordre de l’évidence. Pour autant, il est fort rare que les gravures fassent l’objet d’un commentaire explicite : si le principe de leur signifiance est admis, si leur seule présence contribue à renforcer la croyance dans la nature figurale du texte ovidien, il revient au lecteur, guidé notamment par la disposition des éléments sur la page, de prêter sens à ce qu’il voit.
Ce principe de figurabilité est à la fois servi et limité par la plasticité des images. On connaît la genèse de la première série française entièrement conçue pour les Métamorphoses, celle de Bernard Salomon. Dans la Métamorphose figurée de 1557, les images, composées d’après une paraphrase médiévale d’Ovide et des bois de diverses séries, sont glosées par des huitains attribués à Barthelémy Aneau : faites initialement pour accompagner une traduction nouvelle, qui n’a pas vu le jour, elles remplacent le texte d’Ovide, la traduction en image se substituant à la traduction vernaculaire3. Les gravures de Salomon,