À la suite de Lebarq, les éditeurs Urbain et Levesque3 font l’hypothèse que cette composition fut écrite à la demande de l’influent Philippe Cospéan, docteur de Sorbonne et évêque de Lisieux, et prononcée à l’hôtel de Vendôme. Ils avancent même que l’évêque de Lisieux aurait été si enthousiasmé par le discours qui débutait ainsi, qu’il voulut présenter le jeune Bossuet à la reine Anne d’Autriche – projet qui ne put se réaliser4. Pourtant, il semble que cette hypothèse ne résiste pas aux dates5 : comme d’autres prélats, Cospéan est renvoyé dans son diocèse par Mazarin début septembre 1643, et l’exorde, qui correspond à un sermon prononcé le 1er dimanche de l’Avent, est postérieur de quelques mois à cette date6. Il s’agit donc plus probablement d’un discours prononcé à Navarre même, dans le cadre plus scolaire que mondain d’une sorte d’entraînement à la prédication, devant les maîtres et les condisciples du jeune Bossuet.
b) Le Sermon sur le Jugement dernier daté, de la main de Bossuet, du « 1er dimanche de l’Avent 1665 ».
Sa date indique qu’il appartient à l’Avent du Louvre, donc à une station royale, contexte bien différent du précédent7. Or, si l’on admet l’hypothèse partagée par les éditeurs les plus récents, Bossuet réutilise directement pour ce sermon l’exorde composé en 1643, avec quelques modifications. Cette « tête » ne se promène donc pas sans corps, comme l’avaient initialement cru certains éditeurs : elle a été greffée sur un corps plus jeune, celui du sermon de 1665.
De fait, le manuscrit de 1643 porte deux grandes strates de corrections : les unes qui lui sont contemporaines, encore proches de la première rédaction, dans une écriture serrée et rapide, les autres qui datent de 1665, au moment où Bossuet réutilise cet exorde dans le cadre d’un nouveau sermon.
En dehors de quelques corrections ponctuelles, les modifications, correspondant pour la plupart à des ajouts pédagogiques valant explicitation, relèvent de l’adaptation d’un exorde probablement destiné à de jeunes théologiens à un exorde destiné au public plus mondain de la Cour, moins versé en théologie. C’est ainsi que dans le passage suivant, Bossuet ajoute la phrase surlignée, qui explicite le paradoxe fondateur du christianisme
L’histoire de Jésus-Christ ne commence pas à la vérité d’une manière si pompeuse ; mais elle ne finit pas aussi par cette nécessaire décadence. Il est vrai qu’il y a des chutes. Il est comme tombé du sein de son Père dans celui d’une femme mortelle, de là dans une étable, et de là encore par divers degrés de bassesse jusqu’à l’infamie de la croix, jusqu’à l’obscurité du tombeau. J’avoue qu’on ne pouvait pas tomber plus bas ; aussi n’est-ce pas là le terme où il aboutit, mais celui d’où il commence à se relever. Il ressuscite, il monte aux cieux, il y entre en possession de sa gloire […].
Et alors qu’il poursuivait par « C’est ce mystère, Messieurs, que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer […] », il transforme ce segment en : « C’est cette suite mystérieuse des bassesses et des grandeurs de Jésus-Christ que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer […]8 », explicitant ainsi le « mystère » tout en synthétisant ses propos antérieurs.
c) Le Sermon « sur l’endurcissement » prononcé lui aussi un premier dimanche de l’Avent, quatre ans plus tard, en 1669, dans le cadre de l’Avent de Saint-Germain9. Il s’agit bien d’une autre station royale, mais le contexte politique a naturellement changé. Comme Bossuet a déjà prêché quatre ans plus tôt, devant la même Cour ou peu s’en faut, sur l’Évangile du jour (qui porte sur le Jugement dernier), il choisit cette fois de prêcher sur l’épître du jour, la lettre de Paul aux Romains, dont le passage du jour porte sur l’endurcissement. C’est le texte du sermon : Hora est jam nos de somno surgere. (« Déjà il est l’heure de sortir de notre assoupissement »).
L’exorde rappelle explicitement les lectures du jour, et les associe dans une même direction de méditation – ce qui explique que le prédicateur puisse faire passer des développements de l’un à l’autre sermon :
C’est l’intention de l’Église de les tirer [les pécheurs] de ce pernicieux assoupissement. C’est pourquoi elle nous lit dans les saints mystères de ce jour [l’Évangile] l’histoire du Jugement dernier, lorsque la nature étonnée de la majesté de Jésus-Christ rompra tout le concert de ses mouvements, et qu’on entendra un bruit tel qu’on peut se l’imaginer parmi de si effroyables ruines et dans un renversement si affreux. Quiconque ne s’éveille pas à ce bruit terrible est trop profondément assoupi, et il dort d’un sommeil de mort. Toutefois, si nous y sommes sourds, l’Église, pour nous exciter davantage, fait encore retentir à nos oreilles la parole de l’Apôtre [l’épître]. Le grand Paul même sa voix au bruit confus de l’univers nous dit d’un ton éclatant : Ô fidèles, l’heure est venue de vous éveiller : Hora est jam nos de somno surgere. Ainsi je ne crois pas quitter l’Évangile […].
Effectivement, entre le sermon de 1665 et celui de 1669, le premier point est à peu près identique, durant plusieurs pages ; mais les modifications apportées n’en sont pas moins significatives, et ne correspondent pas principalement, semble-t-il, à un perfectionnement stylistique. En 1669, Bossuet ajoute notamment trois passages beaucoup plus explicitement menaçants, relevant – le fait n’est pas si fréquent chez Bossuet – d’une pastorale de la peur, que le prédicateur s’emploie à justifier : comme l’annonçait déjà l’exorde, il s’agit non pas simplement d’utiliser la peur comme un simple moteur à l’action, mais de créer les conditions d’un mini trauma pour arracher à une torpeur qui est à la fois paresse pratique et aveuglement intellectuel, puisque nous croyons que « ce qui n’est pas sensible n’est pas réel ». C’est que la situation a changé : alors qu’en 1665 le prédicateur pouvait encore espérer prévenir le scandale ou en limiter la portée, c’est désormais chose impossible : non seulement le roi entretient une double liaison avec La Vallière et Mme de Montespan, mais après la légitimation de Mademoiselle de Blois, née des amours adultérines du roi avec La Vallière, en 1667, Louis de Bourbon, son frère cadet d’un an, vient tout juste d’être légitimé. Il pourrait donc bien s’agir, pour le prédicateur, de combattre plus ouvertement non pas seulement le péché, la tentation, mais l’endurcissement dans le péché, qui n’est même plus dissimulé. De fait, l’année suivante, la liaison avec Mme de Montespan sera à son tour officialisée à l’occasion d’un voyage aux Pays-Bas.
d) Un quatrième discours pourrait être inséré dans ce dossier : le Sermon sur l’intégrité de la pénitence du Carême du Louvre (1662), pourtant antérieur et très différent dans sa rédaction, mais dont les marges comportent de très nombreuses notes et additions s’avérant quant à elles des réminiscences directes du Sermon sur le Jugement dernier de 1665.
Nullement destinées à être insérées dans le corps du discours, ces notes témoignent d’une utilisation bien postérieure du manuscrit de 1662 : plusieurs années plus tard, Bossuet devant de nouveau préparer un sermon sur la pénitence, relit son sermon de 1662 et se souvient de son sermon de 166510. Autrement dit, si le corps principal du manuscrit du Sermon sur l’intégrité de la pénitence, comme la performance orale qu’il prépare, datent de 1662, ces notes sont postérieures, et se distribuent encore en deux strates : à partir d’analyses graphologiques principalement (argument certes parfois fragile, car toujours susceptible de tomber dans la circularité), les éditeurs considèrent que celles portées sur le premier point ont probablement été rédigées vers 1666, et celles qui concernent le deuxième point vers 1669. En ce sens, ces notes font partie aussi de l’histoire du Sermon sur le Jugement dernier de 1665 – même si elles figurent sur le manuscrit d’un sermon antérieur, dont le texte principal est tout à fait différent.
Pour toutes ces raisons, le texte du sermon de 1665, même en en sélectionnant les variantes les plus tardives, ne saurait être