Un jour M. de Lully ayant aperçu M. Despréaux mal placé à l’Opéra, l’obligea de prendre une meilleure place : « Mettez-moi, lui dit M. Despréaux, en quelque endroit, où je puisse entendre la musique, et où je n’entende point les vers ». M. [Pierre] Poulletier, intendant à Lyon, me l’a dit, en présence de M. le maréchal de Villeroy, 12 février 1723.2
Brossette partageait avec le maréchal de Villeroy sa passion pour le théâtre en général et pour Molière en particulier.
La vie quotidienne de Brossette était distribuée entre l’instruction des dossiers juridiques et ses travaux littéraires. La correspondance occupe une place centrale autant dans la préparation des procès que pour ses enquêtes philologiques : « Brossette a développé des liens solides avec les principales capitales de l’érudition provinciale, et maintient des échanges forts avec Paris3. » La correspondance avec Boileau s’avère la plus importante et la plus régulière du poète satirique. Plusieurs lettres inédites sont publiées par Brossette dans son apparat critique des œuvres de Boileau. Pour sa part, l’abbé Joseph Coquier (1689-1748), académicien lyonnais, observe à propos de la vie de Brossette :
Si d’un côté il [Brossette] était un jurisconsulte d’un jugement solide, un critique d’un discernement exquis, un philologue d’une lecture immense et pleine d’anecdotes curieuses sur la littérature ancienne et moderne ; c’était de l’autre un honnête homme, un chrétien humble, un bon citoyen, un ami fidèle et généreux.4
Si Brossette possédait de solides connaissances dans le domaine des belles-lettres5, il était avant tout apprécié pour ses qualités humaines.
Le plaisir de la conversation
Marc Fumaroli compare Brossette à Johann Peter Eckermann, ami et confident de Goethe : « Il [Boileau] vécut encore huit ans, le temps de préparer, avec Eckermann, Brossette, l’édition classique, abondamment annotée et commentée, de ses Œuvres complètes1. » Les entretiens de Brossette avec Boileau à Auteuil étaient fort réguliers et consacrés dans une large mesure à la nouvelle édition du poète satirique. Toutes ces conversations, de longues séances de travail étaient éprouvantes pour Boileau, car elles sollicitaient conjointement son attention et sa mémoire. Les questions de l’avocat lyonnais n’étaient pas improvisées, mais résultaient d’un sérieux travail de recherche. D’où l’étonnement de Boileau, enthousiasmé par la pertinence des investigations de Brossette : « À l’air dont vous [Brossette] allez, me dit-il [Boileau], vous saurez mieux votre Boileau que moi-même2. » Au-delà de l’aspect ironique et même facétieux de cette réplique, Boileau constate les limites objectives de sa mémoire.
L’oral occupe une place de choix dans les recherches de Brossette. Pour Paul Bonnefon, les questions de Brossette relèvent d’une pratique journalistique, celle de l’interview3. Une lecture étayée par Georges Gougenheim :
La personnalité de l’interviewer n’est pas moins attachante que celle de l’interviewé. Brossette questionne Boileau avec la ténacité d’un journaliste moderne. Il sait s’obstiner et, après avoir essuyé deux ou trois refus, il parvient à savoir que l’original du marquis né « commode et agréable » est le comte de Fiesque, un ami de l’auteur. Il sait tirer parti des occasions imprévues : rencontrant Boileau sur le quai des Orfèvres, il l’invite à monter dans son carrosse et, ô joie ! son compagnon lui montre, au coin de la rue du Harlay, la maison où demeurait le lieutenant criminel Tardieu dont il a rappelé dans ses vers la fin tragique.4
Boileau avait participé à la rédaction des commentaires de Brossette. Aucunement évasif, le poète satirique retrace les faits, rappelle les dates, précise les noms, explique le contexte des poèmes, examine les notes de Brossette, dicte ses observations etc. De fait, Boileau était l’éditeur de ses œuvres, un projet qu’il avait entrepris en collaboration avec Brossette, comme l’atteste l’intitulé de cette édition : Œuvres de M. Boileau-Despréaux avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même5. Quoique posthume, la majeure partie de cette édition, scientifiquement meilleure que celle de 1701, « dite la favorite », est rédigée en présence et avec l’assentiment de Boileau. Si les informations contenues dans l’apparat critique sont puisées dans ses notes manuscrites, issues de ses conversations avec Boileau, Brossette n’en avait publié qu’une infime partie.
La relation du poète et « son confident Brossette6 » s’est affermie au fil des années et de leurs rencontres. « Il est évident que Brossette détermina Boileau à écrire son Dialogue [des Héros de Roman] », observe Émile Magne7. Prolixe, le poète satirique semble se confier à son jeune interlocuteur. L’épisode de sa collaboration avec Mademoiselle Le Froid, interprète de Lambert, est à ce propos significatif. Boileau librettiste raconte avec force de détails les circonstances liées aux textes de ses chansons : Vers à mettre à chanter et Climène. Le fait le plus remarquable lors de cet entretien réside dans l’interprétation de l’air par Boileau. Mais Brossette ne s’était pas contenté d’apprécier le chant du poète8, il avait transcrit les notes ou l’air chanté : une sarabande.
Dans son apparat critique de l’épigramme : Chanson faite à Bâville, Brossette note : « Le P. Bourdaloue avait pris d’abord très sérieusement cette plaisanterie et dans sa colère il dit au P. Rapin : “Si M. Despréaux me chante, je le prêcherai”9. » Brossette n’avait publié qu’une partie des informations consignées dans ses papiers : « M. Arnauld voulut apprendre cette chanson à cause des jansénistes. Il se fit dire l’air par M. Despréaux, et il prenait plaisir à la chanter10. » Les notes musicales de cette épigramme demeurent aussi inédites.
Brossette n’hésitait pas à demander plus de détails à Boileau, à le questionner au risque de l’agacer ou même provoquer sa colère : les silences de la correspondance en sont l’une des illustrations les plus manifestes. Aussi l’avocat lyonnais ne se contentait pas d’une seule version des faits. Il examinait le pour et le contre en s’entretenant avec les adversaires de Boileau. Le cas de Fontenelle, partisan des Modernes, est à ce propos significatif. Sa discussion au sujet de l’Ode sur la prise de Namur est l’illustration de cette méthodologie exhaustive11.
L’une des spécificités les plus intéressantes de la méthode suivie par Brossette consiste dans ses rencontres avec des interlocuteurs qui n’appartenaient pas à la République des Lettres. Dans sa Satire III, Boileau avait vilipendé le pâtissier Jacques Mignot, qualifié d’empoisonneur. Après des investigations dans les rues de Paris, Brossette avait réussi à repérer la boutique de Mignot. Il s’ensuit un récit, un véritable reportage journalistique, consigné dans les notes de Brossette. Il demeure aujourd’hui l’unique source d’information concernant Mignot. L’avocat lyonnais n’omet aucun détail y compris celui de la date de naissance du pâtissier. C’est également le cas à propos de l’échange savoureux de Brossette avec Planson, valet de Boileau :
Planson, valet de chambre de M. Despréaux, m’a raconté, qu’un paysan d’Auteuil, qui possédait une pièce de terre joignant les fonds de M. Despréaux, se trouva avoir besoin d’argent, et s’adressa au jardinier pour le prier d’engager son maître à acheter son fonds. Le jardinier part faire sa cour à M. Despréaux, lui dit que s’il voulait profiter de l’occasion il avait cette terre à fort bon marché. M. Despréaux se mit fort en colère contre son jardinier, disant qu’il ne voulait point se prévaloir de l’indigence de cet homme-là, et qu’il voulait payer la terre tout ce qu’elle pouvait valoir. Il donna en effet la somme que le paysan lui demanda.12
Pour sa part, Mathieu Marais s’était entretenu avec Boileau le 12 décembre 1703. La transcription de cette conversation, un manuscrit inédit, fut communiquée à Brossette.
Copiste
Les papiers Brossette renferment une