La signifiance et la plasticité des images permettent cet éventail d’emplois qui orchestrent de manières variables le dialogue des signes iconiques et textuels. Mais cette plasticité signifie aussi que l’image résiste aux discours qui l’entourent, qu’elle s’y prête pour mieux y échapper : les gravures ne trouvent pas seulement leur fonction, elles acquièrent aussi une pluralité de sens dans leur articulation avec leur entourage textuel – d’autant que, comme au Moyen Âge, les formes du texte ovidien, de ses translations et de ses commentaires ne cessent de se modifier, dans le temps même où la philologie humaniste tend à stabiliser la leçon du poème. La circulation des images contribue à la ductilité des Métamorphoses. Même lorsque le contenu narratif ou exégétique reste globalement inchangé, les découpages typographiques se déplacent et ouvrent dans le texte un jeu propice à l’invention. Cette malléabilité est si grande que les notions de texte et d’œuvre telles que nous les concevons semblent imparfaitement appropriées au devenir des Métamorphoses au XVIe siècle : paraphrases, résumés et gloses forment un ensemble métamorphique placé sous le nom d’Ovide. Un ensemble mouvant et multiforme, à la fois accueillant – de nombreux mythes absents des Métamorphoses rejoignent ces corpus ovidiens – et rayonnant : des gravures quittent les terres ovidiennes pour entrer notamment dans le territoire des emblèmes où elles signifient encore autrement et souvent autre chose. Le livre apparaît ainsi comme l’appareil complexe qui organise les reconfigurations de cette constellation où circulent textes et images.
La question que nous examinerons ici est celle du devenir des modèles éditoriaux établis à l’âge humaniste à l’heure où les Métamorphoses sont proposées au public des honnêtes gens : ce bouleversement s’accompagne d’évolutions esthétiques, culturelles et matérielles dont Marie-Claire Chatelain a analysé les conséquences sur la réception d’Ovide, d’auctoritas savante devenu poète galant11. Il s’agit bien du devenir au XVIIe siècle des formes éditoriales renaissantes car plusieurs éléments tissent une nette continuité. Le remploi et la copie des séries gravées à la fin du XVIe siècle, elles-mêmes inspirées des bois de Bernard Salomon et de Virgil Solis, en particulier, induisent une stabilité iconographique : la nouveauté provient de variations à l’intérieur du modèle, de réinterprétations des thèmes ou de l’organisation de nouveaux rapports entre l’image et ses entours. Nous identifions ainsi deux familles de Métamorphoses en images : l’album ovidien et la traduction illustrée, qui se décline elle-même en trois espèces.
L’album ovidien : de la traduction en image au livre de gravures
La forme de l’album illustré, dans lequel l’iconotexte est déséquilibré hiérarchiquement et typographiquement en faveur des images, remonte à la Métamorphose figurée de Jean de Tournes. Dans la production française du XVIIe siècle, on n’en a relevé pour l’instant qu’un petit nombre, dus à Jean Lepautre. Vers 1660, Lepautre grave quatre suites ovidiennes : la première, éditée chez Leblond, compte vingt gravures ; la seconde, parue chez Pierre II Mariette, en compte vingt-deux, auxquelles sont adjointes postérieurement quatre nouvelles planches ; s’y ajoutent deux suites de six gravures parues chez Langlois, ainsi que trois gravures burlesques1. Inspirées directement de J. W. Baur pour beaucoup d’entre elles2, ces images, complexes et profuses, comportent une dimension très théâtrale et font preuve d’un goût marqué pour l’architecture à l’antique et les grands volumes dans lesquels les personnages semblent jouer leur histoire.
Parfois dotés de légendes latines accompagnant les images, ces ouvrages forment « La Métamorphose de Lepautre3 ». Ils peuvent être perçus comme des avatars des albums, au format paysage et de dimensions restreintes, qui ont fleuri entre 1590 et 1610. En 1591, Plantin à Anvers éditait les P. Ovidii N. Metamorphoses argumentis brevioribus, ex Luctatio collectis expositae une cum vivis singularum Transformationum iconibus illustrées par P. van den Borcht et dédiées aux enfants de la famille Perez de Baron : tandis que les fables ovidiennes défilaient à droite, les pages de gauche comportaient les résumés du pseudo-Lactance qui accompagnaient la plupart des éditions rhétoriques d’Ovide depuis le début du siècle. La brève préface désignait les images comme des « paradeigmata Metamorphoseon ». En 1602-1604, c’était au tour de Crispin de Passe de graver une suite complète4, probablement imitée de celle d’Antonio Tempestà, dessinée dans les années 1580 mais imprimée seulement à partir de 16025. Dans le cas de Tempestà, l’image n’est plus accompagnée que d’un titre qui explicite le sujet. Comme Salomon, ces trois graveurs traduisent les Métamorphoses en image : leur translation, voulue comme complète, suit l’ordre du poème. Il en va différemment pour la suite où Hendrick Goltzius livre, dès 1589-1590, une anthologie fabuleuse aux tendances franchement érotiques. Ordonnées suivant la fantaisie de l’artiste, les vingt planches n’offrent plus une traduction des Métamorphoses mais une libre interprétation du monde ovidien6.
Comme celui de Goltzius, les albums de Lepautre sont des livres par commodité, des livres dont les feuilles sont susceptibles de se détacher. Ovide fournit des sujets : de la translation « paradigmatique » d’un texte source, on est passé à la constitution d’une collection dans laquelle la personnalité du graveur et celle du commanditaire, le cas échéant, ou du possesseur, prennent la même importance que celle du poète antique, dont le nom n’est plus mentionné. Les Métamorphoses se prêtaient à cet effeuillage du fait de leur composition : reçues comme un trésor mythographique, elles ont été traitées suivant le principe de libre usage. Avant de se réaliser dans la matérialité du livre, l’imaginaire de la collection informait déjà la lecture de l’œuvre.
Ajoutons que la pratique de la collection se reporte plus tard dans certains exemplaires des Métamorphoses : une édition de 1732 reliée avec des gravures mythologiques s’est trouvée sur le marché du livre il y a quelques années7. La collection de gravures transforme dans ce cas le livre en un écrin. Ajoutons enfin que Michel de Marolles, lui-même détenteur d’une ample collection qu’il offrit au roi, a su exploiter ce qui est au départ une réalité pour en faire le modèle explicite d’un livre. Marolles renouvelle la littérature mythographique, dans sa forme sinon dans le fond, avec les Tableaux du Temple des Muses : les gravures de Nicolas Favereau, explique-t-il, lui ont donné occasion de développements savants dans un livre conçu comme une collection. Notons que la notion de poésie, incarnée dans la figure des Muses, remplace dans le titre le nom d’Ovide8.
Ainsi le geste du collectionneur prépare-t-il, ou du moins précède-t-il une approche explicitement et résolument esthétique du texte, de même qu’il renouvelle l’appréhension des savoirs humanistes.
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