" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle. Группа авторов. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

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Издательство: Bookwire
Серия: Biblio 17
Жанр произведения: Документальная литература
Год издания: 0
isbn: 9783823302285
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dont la gestation progressive fut ainsi, en un sens, collective. Mais le défi lancé par les « œuvres oratoires » à la génétique d’auteur ne s’arrête pas là : outre l’idée de genèse individuelle, c’est la notion même de dossier de genèse, devenue essentielle pour la démarche génétique, qu’elles semblent déstabiliser. Pierre-Marc de Biasi définit le dossier de genèse comme

      l’ensemble, classé et transcrit des manuscrits et documents de travail connus se rapportant à un texte dont la forme est parvenue, de l’avis de son auteur, à un état rédactionnel avancé, définitif ou quasi définitif. Lorsqu’il est assez complet, le dossier de genèse d’une œuvre publiée fait habituellement apparaître quatre grandes phases génétiques que j’ai intitulées : phases pré-rédactionnelle, rédactionnelle, pré-éditoriale, éditoriale.6

      Mais dans le cas de Bossuet, dont, sauf rares exceptions, les sermons n’étaient pas destinés à la publication, ces opérations d’écriture sont beaucoup plus difficiles à cerner : puisqu’il n’y a plus ni phase pré-éditoriale, ni phase éditoriale, les discours n’étant pas, sauf de très rares exceptions, destinés à la publication écrite, l’axe chrono-génétique se dérobe inévitablement par endroits7.

      Alors, genèse de quoi ? Des discours prononcés ? Ils nous échappent à jamais. D’un texte définitif ? Sans texte publié, pas de texte définitif8. En d’autres termes, les manuscrits de Bossuet ne sauraient se prêter à une génétique de l’imprimé, mais seulement à une génétique des ébauches9 – ce qui implique, pour ceux qui les éditent, de se défaire d’un certain nombre de présupposés (ou d’impensés) hérités des éditeurs du XIXe siècle.

      C’est sur ces questions que la présente étude se propose de jeter un éclairage, à partir d’un exemple précis, celui du Sermon sur le Jugement dernier de 1665, dont le manuscrit autographe fait en 1884 l’objet d’une publication, en fac-similé, par l’auteur catholique Joseph-Edouard Choussy (1824-1916). Il s’agit là à la fois d’un exemple parmi tant d’autres et d’un exemple particulier, et ce, à deux titres au moins.

      1- À l’échelle des pratiques éditoriales du XIXe siècle, le geste de publication effectué par Choussy s’inscrit dans une double évolution caractéristique de son siècle : d’une part, l’intérêt de plus en plus grand porté aux manuscrits autographes, voire la fétichisation dont ils font l’objet, en lien notamment avec toute une mythologie romantique de l’écrivain, et dont l’une des conséquences est le développement du marché correspondant (avec son inévitable lot d’escroqueries et de falsifications) ; d’autre part, la poursuite du développement de technologies permettant la reproduction et la diffusion de ces manuscrits autographes de plus en plus prisés, et en particulier de la lithographie. Ainsi publié, le manuscrit autographe se trouve désormais scruté en tant que tel : il s’ouvre à une réception propre.

      Cependant, l’exemple demeure assez atypique par l’ancrage chronologique du manuscrit publié : les cas de manuscrits autographes conservés du XVIIe siècle ne sont pas si fréquents, d’une part parce que les auteurs tendaient alors, comme on sait, à détruire les avant-textes ; d’autre part parce que l’emploi fréquent de secrétaire (Bossuet, du reste, en eut un à la fin de sa vie) diminuait d’autant la probabilité de manuscrits autographes.

      2- À l’échelle de l’« œuvre » de Bossuet, le manuscrit ressemble, d’un côté, à d’innombrables manuscrits de Bossuet, mais il est pourtant à ma connaissance le seul sermon de l’auteur à avoir fait l’objet d’une édition séparée en fac-similé10, accompagnée en outre d’un « Addenda à l’étude qui précède le fac-simile du sermon de Bossuet sur le Jugement dernier ».

      Or Choussy, d’ordinaire plutôt historien et politique11, se veut en l’occurrence philologue et stylisticien, dans une démarche qui, au-delà de sa singularité, paraît révélatrice d’une tendance propre au XIXe siècle à reconsidérer les grands auteurs du panthéon classique (Descartes, Pascal, Sévigné, Fénelon…) pour en faire des figures proprement littéraires. Certes, dans le cas de Bossuet, cette « littérarisation », qui est aussi une laïcisation, est loin d’être totale, et Choussy l’associe, dans son volume, à saint Vincent de Paul et saint François de Sales12. Cependant, c’est bien en écrivain, et non en théologien ou en homme d’Église, qu’il l’analyse et le prend pour modèle.

      Les éditeurs des œuvres oratoires au XIXe siècle

      Élaborant à la fin du XVIIIe siècle la première édition des sermons, le bénédictin Deforis, fondait sa recherche des manuscrits de Bossuet, non pas sur la conviction de leur valeur littéraire, mais sur la certitude de leur valeur spirituelle, avec, sous-jacente, l’idée que l’Aigle de Meaux méritait sur ce point exactement le même traitement que les Pères de l’Église, puisqu’au fond, il en était un :

      On sait que quand on a donné les éditions des Pères, on a publié tout ce qu’on a pu recueillir des monuments de ces illustres sermons et autres, quoique toutes les pièces ne fussent ni entières ni également parfaites […]. Or, nous l’avons dit, nous avons cru devoir témoigner à Bossuet le même respect : Un Écrivain aussi considérable mérite assurément cette distinction.1

      Cependant, dès la fin du XVIIIe siècle, la perspective d’une édition « littéraire » de Bossuet commence à se dessiner, défendue notamment par le cardinal Maury, à qui l’éditeur avait demandé d’assister Deforis, qui avait pris trop de retard dans la préparation des œuvres complètes. Maury ne tarda pas à se brouiller avec le bénédictin, tant leurs options éditoriales étaient divergentes, et ne manqua pas de dire tout le mal qu’il pensait de l’édition Deforis une fois qu’elle fut parue, accusant le bénédictin d’avoir « porté la superstition d’éditeur, comme on le lui a crûment reproché, au point de ramasser, dans sa collection beaucoup trop volumineuse, jusqu’au linge sale de Bossuet2 ».

      Au siècle suivant, cette perspective s’affirme, et Vaillant et Lachat, à leur tour, désapprouvent Deforis pour avoir maintenu dans son édition des passages pourtant condamnés par Bossuet dans le manuscrit, au nom de ce double principe de la maîtrise de l’auteur sur son manuscrit, et de son infaillibilité stylistique.

      C’est que Bossuet, désormais, n’est plus un Père de l’Église, mais une figure tutélaire de la littérature française, pleinement auteur : « L’écrivain les a pour ainsi dire marqués du signe de la réprobation ; il entendait les écarter de son œuvre, ils ne doivent pas y figurer », écrit Lachat3. Or, le terme « réprobation » étant un terme théologique qui désigne le jugement divin par lequel un pécheur se trouve exclu du bonheur éternel, il identifie ainsi l’écrivain au Dieu Créateur lui-même ; c’est le Bossuet souverainement stylistique qu’évoquera, entre bien d’autres, Vaillant soulignant la « force » et la « rapidité » dont il a doté tel discours4. Dans cette perspective, ces variantes sont donc moins considérées comme des petits morceaux de sens qu’il faudrait recueillir (comme c’était le cas chez bien d’autres éditeurs), que comme des versions indignes d’un discours, voire d’un texte (c’est le paradigme de l’écrit qui, paradoxalement, domine), admirable – dont elles donnent à voir l’accomplissement progressif.

      Dès lors, la question de la place à leur accorder dans l’édition se complique, et l’option qui va peu à peu s’imposer est celle, calquée sur l’édition de textes plus standards, d’une sélection de variantes signalées, en notes de bas de page de très petite taille, au bas du texte principal.

      Le projet de Choussy : éduquer le lecteur sous l’autorité de l’auteur

      C’est alors qu’intervient l’entreprise de Joseph-Édouard Choussy. Il se justifie longuement de ce projet, en prêtant à l’examen des manuscrits des vertus non seulement herméneutiques, mais proprement pédagogiques. Pour cela, il met en scène un Bossuet d’abord réduit au jeu de mots que faisaient